Temps libre,
Seule dans ma cuisine,
Un bol de matcha sur la table,
Au petit jardin dehors,
Les mésanges et les merles chantent toujours,
Un moment délicieux,
Un réconfort.
J’achète du matcha quand je rentre au Japon. C’est obligatoire. Parce que j’adore ses odeurs intenses et fraîches avec des nuances subtiles comme les notes pour la musique. Oui, il faut que ce soit très frais pour obtenir ces notes dans la poudre de thé vert moulu.
Dans les commerces asiatiques parisiens, on ne trouve que des produits fades, amers et insipides. Quelquefois chez des commerçants de luxe, on en trouve de bonne qualité. Mais, c’est alors à hors de prix. Ça me dégoûte.
Quand je trouve un moment libre seule à la maison, le matin ou l’après-midi, je sors mon bol de thé Raku, en terre chaude d’une couleur rose saumon dégradée. C’était un bol de ma mère. Elle me l’a donné pour que je puisse boire du matcha même à Paris, loin d’elle. Je sors aussi du placard, le fouet Cha-sén et la cuillère Cha-saji en bambou. La poudre de matcha est conservée dans une petite boîte cylindrique en métal, gardée dans le réfrigérateur. Je mets la bouilloire en marche. Ensuite, j’ouvre le couvercle de la petite boîte. Je sens déjà le parfum corsé et rond qui s'échappe dans l’air.
Du bout des doigts, je pince délicatement le manche de la Cha-saji en forme de longue tige, pour prendre une ou deux bonnes cuillères de poudre verte dans le bol. Entretemps, la bouilloire s’arrête. J’y ajoute une tasse d’eau tiède pour tempérer l’eau. Sinon, la température excessive enlèverait toutes les notes délicates. Je verse lentement de l’eau chaude tempérée dans le bol.
‘‘Po-po-po-po-po-po’’
Je commence à fouetter le matcha avec le Cha-sén. C’est un instant magique. L’odeur entremêlée du thé vert corsé et du bambou mouillé surgit et fleurit sous forme de vapeur dans le bol, l’Extase. En en aspirant par le nez à pleins poumons, je continue à fouetter le liquide vert onctueux jusqu'à ce qu’il soit bien recouvert de mousse.
Ainsi, vient le moment de dégustation. Je pose le bol de matcha sur la table, la face du bol vers moi. Je le prends avec les deux mains et avant de boire, je le tourne deux fois vers la droite. Pour vraiment apprécier le matcha, il faut un accompagnement sucré, idéalement un Jô-namagashi, la pâtisserie traditionnelle japonaise confectionnée avec des produits frais de saison. À la floraison des cerisiers, je fais quelquefois des Sakura-mochis, gâteaux de mochi à la feuille de cerisier marinée au sel, aussi faite maison. Là, c’est le bonheur absolu. Mon esprit s’évade. Ces odeurs harmonieuses de matcha et de feuille de cerisier me rappellent toujours ma grand-mère.
Mes grand-parents habitaient sur la côte de Shônan. J’adorais leur maison traditionnelle, spacieuse avec un beau jardin. Ma grand-mère ne se réveillait pas très tôt. Elle disait que c’était à cause de son hypotension. Pour elle, le matin commençait toujours tardivement, vers dix heures et demie ou onze heures. Le week-end, j’en profitais pour faire avec elle la grasse matinée. En sortant de nos futons, nous asseyions côte à côte dans l’ëngawa* de sa chambre (une sorte de véranda en bois devant les fenêtres*). En contemplant le jardin ensoleillé, elle préparait avec soin, deux bols de thé vert délicieux, sans oublier quelques Jo-namagashis pour l’accompagner. Buvant une gorgée du liquide chaud bien parfumé, je mangeais avec elle du mochi tout mou et tout doux au parfum de feuille de cerisier par petite bouchée. C’était le rituel incontournable de ma grand-mère, qui portait la couleur de chaque saison. Le Sakura-mochi est bien entendu le délice du printemps depuis toujours.
Alors, pour achever la dégustation, je tourne le bol deux fois vers la gauche, pour le remettre face à moi. Ce sont des petits gestes familiers qui restent en moi comme souvenir de ma vie d’avant.
Place du Marché Sainte Catherine (v.3)
À grands pas rythmés comme d’habitude, je remontais la rue de Rivoli vers Bastille. Eric, un vieil ami photographe, m’avait proposé de prendre un verre Place du Marché Sainte Catherine. Nous nous connaissions depuis longtemps, depuis l'époque où nous faisions le tour de tous les festivals en caravane de jeunes photographes. Notre dernière rencontre remontait au printemps tardif. Le vent frais sur le boulevard effleurait agréablement mes joues. L'automne était déjà là.
En arrivant rue Saint Antoine, la première à gauche est la rue Caron. C’est là au fond, une petite place pavée de 900 mètres carrés, ornée d'arbres et de quelques bancs publics, mais surtout de cafés et de restaurants. Faisant vibrer les rayons du soleil couchant, les feuilles déjà rouges et jaunes se reflétaient joliment sur les terrasses. Dans ce crépuscule d’automne précoce, les éclats de rires des gens par-ci par-là, discutant de dernières vacances ou tout à la joie de leurs retrouvailles, trinquant et prenant l’apéritif, les touristes venus du monde entier aussi profitaient de la vie parisienne, tandis que les amoureux se regardaient dans les yeux, souriant ou pleurant … faisant de cette place le petit cœur battant du Marais.
Eric était déjà là, sur la terrasse d’un bar à vin. Il avait dû arriver peu de temps avant, car sur la table une bouteille de beaujolais était posée, curieusement avec trois verres, vides et propres. Il me fit signe en levant la main, m’invitant à m'asseoir en face de lui.
Coucou, ma belle! Comment ça va? Assieds-toi.
Hello Eric, et toi? Comment ça va? On n’est pas seuls?
Oui, ça va. J’ai appelé un ami. Il sort de son bureau et va arriver. C’est un type très sympa, tu verras!
Il m'embrassa et me répondit avec un sourire malin en me servant un verre. Une idée quant à la troisième personne me vint à l’esprit. Depuis quelque temps, il voulait me présenter un ami de sa copine. C’était son meilleur ami, me disait-il. Et moi, je venais de sortir d’une histoire qui avait duré sept ans, le cœur encore serré, il le savait. En guise de réponse, je souris en sirotant mon verre.
Alors, un type brun, très grand et mince, vêtu d’un manteau noir, s’approcha de nous et s’assit à coté d’Eric sans hésiter. C’était lui. Portant des lunettes rectangulaires sur son nez d’oiseau et en costume sous son manteau, il avait le look corbeau noir d’un banquier. Cependant, derrière ses lunettes, le regard gai, vif et pétillant de ses jolis yeux gris-verts trahissait bien son apparence sérieuse. Eric me le présenta.
Nico travaille dans une startup qui vend des ring-tones.
Des ring-tones?
Des sonneries pour le téléphone portable.
Télécharger une vraie musique sur ton portable, me disait Nico. Il n'était pas banquier, mais vendeur de sonneries! Et puis, Eric commença à raconter ses problèmes de l’appartement. Il l’avait acheté avec l'héritage de son père dans le but d’y habiter un jour. Mais, cela ne se faisait jamais. Il avait toujours de bonnes raisons pour retarder son aménagement, comme s’il préférait rester nomade. En l'écoutant, Nico éclata de rire car son histoire était complètement engourdie et ce n’était qu’une succession d’actes manqués.
Alors, c’est quand ta crémaillère? Depuis le temps que tu nous en parles!
Je jetai un œil sur ma montre. Il était déjà 19h30. Ce soir-là, je voulais aller voir le nouveau film de Naomi Kawase “Shara”, un film d’auteur japonais. La séance était à 20 heures au MK2 Quai de Seine. Je le proposai à Eric car photographe, il aimait découvrir de belles images fixes ou animées, et de nouveaux regards personnels.
Ah, dommage! Je ne peux pas ce soir. J’ai un truc prévu.
Moi, je veux bien. C’est à quelle heure? J’aimerais bien passer chez moi pour me changer. Je suis en scooter et habite dans le dixième, ce n’est pas loin. On y va?
À mon grand étonnement, Nico voulait m'accompagner. J'hésitai une seconde, aimerait-il ce genre de film? Je ne le connaissais pas du tout. Et puis, passer chez lui pour qu’il se change, même si je le comprenais, me gênait un peu. Imprévu, mais enfin, pourquoi pas? En tout cas, il fallait nous dépêcher. Laissant Eric au bar, nous partîmes ensemble pour retrouver son scooter. Il était garé de l'autre côté de la place.
Nico sortit deux casques du coffre de son scooter et m’en tendit un.
C’est à mon fils. Monte, accroche-toi bien à moi!
Il démarra et fonça sur le boulevard en coupant le vent frais d'automne. La vitesse du moteur me faisait un peu peur. Contre son dos, je m’agrippai à sa taille. L’air vibrait.
Ainsi, ce fut le début d’une nouvelle histoire, comme des milliers d’autres qui commencèrent sur la terrasse de Place du Marché Sainte Catherine, le petit cœur battant du Marais.