En ce jour parfait où tout arrive à maturité un rayon de soleil vient de tomber sur ma vie. J’ai regardé derrière et devant moi. Jamais je ne vis autant de bonnes choses à la fois. Ce n’est pas en vain que j’ai enterré aujourd’hui ma quarante quatrième année, car j’avais le droit de l’enterrer, ce qui en elle était viable a pu être sauvé, est devenu immortel.
Le premier livre de la Transmutation de toutes les Valeurs
ma tentative de philosopher à coups de marteau
Crépuscule des Idole
tout cela ce sont des cadeaux que m’a fait cette année. Pourquoi ne serais je pas reconnaissant à ma vie tout entière.
C’est pourquoi je me raconte ma vie à moi même.
La découverte de la morale chrétienne est un événement qui n’a pas son égal, une véritable catastrophe. Celui qui donne des éclaircissements à son sujet est une force majeure une fatalité il brise l’histoire de l’humanité en deux tronçons. On vit avant lui, on vit après lui.
Pour la nouvelle année. — Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. Sum, ergo cogito : cogito, ergo sum. Aujourd’hui je permets à tout le monde d’exprimer son désir et sa pensée la plus chère : et, moi aussi, je vais dire ce qu’aujourd’hui je souhaite de moi-même et quelle est la pensée que, cette année, j’ai prise à cœur la première — quelle est la pensée qui devra être dorénavant pour moi la raison, la garantie et la douceur de vivre ! Je veux apprendre toujours davantage à considérer comme la beauté ce qu’il y a de nécessaire dans les choses : c’est ainsi que je serai de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Et, somme toute, pour voir grand : je veux, quelle que soit la circonstance, n’être une fois qu’affirmateur !
In media vita. — Non ! La vie ne m’a pas déçu ! Je la trouve au contraire d’année en année plus riche, plus désirable et plus mystérieuse, — depuis le jour où m’est venue la grande libératrice, cette pensée que la vie pouvait être une expérience de celui qui cherche la connaissance — et non un devoir, non une fatalité, non une duperie ! — Et la connaissance elle-même : que pour d’autres elle soit autre chose, par exemple un lit de repos, ou bien le chemin qui mène au lit de repos, ou bien encore un divertissement ou une flânerie, pour moi elle est un monde de dangers et de victoires, où les sentiments héroïques eux aussi ont leur place de danses et de jeux. « La vie est un moyen de la connaissance » — avec ce principe au cœur on peut non seulement vivre avec bravoure, mais encore vivre avec joie, rire de joie ! Et comment s’entendrait-on à bien rire et à bien vivre, si l’on ne s’entendait pas d’abord à la guerre et à la victoire ?
En cet endroit où je parle des récréations de ma vie, il faut que je dise un mot pour exprimer ma reconnaissance envers ce qui m’a toujours et de tous temps récréé le plus profondément et le plus cordialement. Sans aucun doute, ce furent mes relations intimes avec Richard Wagner. Je fais bon marché de tous mes autres rapports avec les hommes. À aucun prix je ne voudrais effacer de ma vie les journées passées à Triebschen, des journées de confiance, hasards sublimes, moments profonds. Je ne sais pas ce qui est arrivé à d’autres avec Wagner, au-dessus de notre ciel jamais un nuage n’a passé.
Le mérite seul de compter parmi ceux qui prêtent l’oreille à cette voix nous accordera aussi le grand regard dont nous avons besoin pour contempler l’évènement de Bayreuth ; et de ce regard seul dépend le grand avenir de cet évènement.
Lorsqu’en ce jour de Mai de l’année 1872 la pierre fondamentale eut été posée sur la colline de Bayreuth, le ciel était sombre et la pluie tombait par torrents ; Wagner monta en voiture avec quelques-uns de nous pour regagner la ville ; il se taisait, et son long regard, qui semblait replié sur lui-même, lui donnait une expression que les paroles ne sauraient rendre. Ce jour là, il entrait dans sa soixantième année, et tout ce qui l’avait précédée n’avait servi qu’a préparer cette heure. On sait qu’au moment d’un grand danger ou d’une décision importante pour leur existence, certains individus peuvent, au moyen d’une vue intérieure infiniment accélérée, faire repasser devant eux leur vie entière et en reconnaître avec une rare précision les détails les plus éloignés comme les plus rapprochés. Qui pourrait nous dire ce qui se déroula devant l’imagination d’Alexandre-le-Grand lorsqu’il fit boire l’Asie et l’Europe dans la même coupe ? Mais ce que Wagner vit en lui-même en ce jour — comment il se développa, ce qu’il est, ce qu’il sera — nous, ses plus proches, nous pouvons jusqu’à un certain point le revoir une seconde fois ; et ce n’est qu’avec l’œil de Wagner que nous pourrons nous-mêmes comprendre sa grande œuvre, et, à l’aide de cette compréhension, nous porter garants de sa fécondité.
Ce livre appartient au plus petit nombre. Peut-être n’a-t-il pas encore trouvé son public.
Tout au plus me liront ceux qui comprennent mon Zarathoustra. Comment oserais-je me confondre avec ceux pour qui, aujourd’hui déjà, on a des oreilles ? — Après-demain seulement m’appartiendra. Quelques-uns naissent posthumes.
Je connais trop bien les conditions qu’il faut réaliser pour me comprendre, qui me font comprendre nécessairement. Il faut être intègre dans les choses de l’esprit, intègre jusqu’à la dureté pour pouvoir seulement supporter mon sérieux et ma passion. Il faut être habitué à vivre sur des montagnes, — à voir au-dessous de soi le pitoyable bavardage de la politique du jour et de l’égoïsme des peuples. Il faut que l’on soit devenu indifférent, il ne faut jamais demander si la vérité est utile, si elle peut devenir pour quelqu’un une destinée... Une prédilection des forts pour des questions que personne aujourd’hui n’a plus le courage d’élucider ; le courage du fruit défendu ; la prédestination du labyrinthe. Une expérience de sept solitudes. Des oreilles nouvelles pour une musique nouvelle. Des yeux nouveaux pour les choses les plus lointaines. Une conscience nouvelle pour des vérités restées muettes jusqu’ici. Et la volonté de l’économie de grand style : rassembler sa force, son enthousiasme... Le respect de soi-même ; l’amour de soi ; l‘absolue liberté envers soi-même...
Eh bien ! Ceux-là seuls sont mes lecteurs, mes véritables lecteurs, mes lecteurs prédestinés : qu’importe le reste ? — Le reste n’est que l’humanité. Il faut être supérieur à l’humanité en force, en hauteur d’âme, en mépris.
Je veux inscrire à tous les murs cette accusation éternelle contre le christianisme, partout où il y a des murs, — j’ai des lettres qui rendent voyants même les aveugles… J’appelle le christianisme l’unique grande calamité, l’unique grande perversion intérieure, l’unique grand instinct de haine qui ne trouve pas de moyen assez venimeux, assez souterrain, assez petit — je l’appelle l’unique et l’immortelle flétrissure de l’humanité…
Et l’on mesure le temps à partir du jour néfaste qui fut le commencement de cette destinée, — à partir du premier jour du christianisme ! — Pourquoi ne le mesurerait-on à partir de son dernier jour ? — À partir d’aujourd’hui — Transmutation de toutes les valeurs !…
Beethoven et Mozart. — La musique de Beethoven apparaît souvent comme une contemplation profondément émue à l’audition d’un morceau que l’on croyait perdu depuis longtemps, c’est « l’innocence dans les sons », une musique au sujet de la musique. La chanson du mendiant ou de l’enfant des rues, les motifs traînants des Italiens en voyage, les airs de danse des auberges de village ou des nuits de Carnaval, voilà les sources d’inspiration où Beethoven découvre ses « mélodies », il les amasse comme une abeille, en saisissant çà et là une note ou une courte suite. Ce sont pour lui des souvenirs transfigurés d’un « monde meilleur » : semblables à ce que Platon imaginait au sujet des idées. — Mozart est dans un rapport tout différent avec ses mélodies : il ne trouve pas ses inspirations en entendant de la musique, mais en regardant la vie, la vie la plus mouvementée des contrées méridionales : il rêvait toujours de l’Italie lorsqu’il n’y était pas.
Du principe de l’exécution musicale. — Les exécutants d’aujourd’hui croient-ils donc vraiment que c’est le commandement suprême de leur art de donner à chaque morceau autant de haut-relief que possible et de lui faire parler à tout prix un langage dramatique ? Appliqué, par exemple, à Mozart, n’est-ce pas là un véritable pêché contre l’esprit, l’esprit serein, ensoleillé, tendre et léger de Mozart, dont le sérieux est un sérieux bienveillant et non point un sérieux terrible, dont les images ne veulent pas sauter hors de leur cadre pour épouvanter et mettre en fuite celui qui les contemple ? Ou bien vous imaginez-vous que la musique de Mozart s’identifie à la musique du « Festin de Pierre » ? Et non seulement la musique de Mozart, mais toute espèce de musique ? — Mais vous répondez que le plus grand effet parle en faveur de votre principe — et vous auriez raison si l’on ne vous répliquait pas par une autre question : sur qui a-t-on voulu faire de l’effet, et sur qui un artiste noble a-t-il seulement le droit de vouloir faire de l’effet ? Jamais sur le peuple ! Jamais sur les êtres qui n’ont pas atteint leur maturité ! Jamais sur les êtres sensibles ! Jamais sur les êtres maladifs ! Mais avant tout : jamais sur les êtres émoussés !