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La Bourse : un theme litteraire.
Natalia Leclerc
《 Les carottes cessent d’etre un legume, c’est une valeur 》 (Ponsard, ¨La Bourse¨, scene 8)
Christophe Reffait, La Bourse dans le roman du second XIXe siecle. Discours romanesque et imaginaire social de la speculation, Honore Champion, Coll. "Romantisme et modernite" 106, 2007.
Ete 2007 : les Etats-Unis subissent une grave crise de confiance. Une opacite tenace entoure les hypotheques des prets immobiliers. Le pays se fige, les banques ne pretent plus, sinon a des taux extremement eleves ; elles savent qu’elles ne recupereront pas l’argent prete a des menages en difficulte, sans pouvoir estimer exactement leurs pertes. Dans cette atmosphere de panique, les cours chutent. Tous les regards se tournent vers la Bourse, lieu ou se joue l’equilibre economique.
Christophe Reffait, lui, s’interesse a ce lieu inquietant et fascinant tel qu’il est represente dans le roman du XIXe siecle. Dans une optique post-marxiste, il etudie la facon dont les mecanismes financiers ont ete compris a leurs debuts. Il montre comment, dans les oeuvres de fiction, s’est elabore un des developpements majeurs du XIXe siecle, la montee en puissance d’une finance anonyme. Il propose pour cela un recensement tres complet et une lecture de la litterature boursiere de l’epoque. Avant d’entamer l’etude du corpus romanesque boursier, l’auteur s’interesse au colossal travail de recensement et de typologie de ce type de roman par Halina Suwala, en en soulignant le caractere epineux. Il se penche avec elle sur la definition precise de ce que l’on doit appeler un roman de Bourse et en montre l’evolution fondamentale au cours du XIXe siecle, au fil du krach de l’Union generale et du scandale de Panama. Son ouvrage propose une bonne analyse du degre de savoir boursier, faible chez les auteurs qui ont precede Zola, qui se distingue de ces derniers par l’importance de son savoir technique. Le pivot de la these de Christophe Reffait reste ainsi l’etude de L’Argent, point d’orgue de la litterature boursiere, mais le dernier chapitre de l’ouvrage propose une ouverture interessante sur la litterature de l’argent dans les romans americains.
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Bien que le titre de l’ouvrage indique le roman du second XIXe siecle, l’auteur consacre le premier chapitre de cette these (¨Archeologie du roman boursier ¨) au premier XIXe siecle et a d’autres genres. Il y est question du theatre et du pamphlet, genres qui proliferent dans la periode qui s’etend de 1826 a 1858 et constituent le soubassement d’un roman boursier qui s’epanouit a partir de 1857.
Le choix d’analyser d’abord ¨L’argent¨ de Casimir Bonjour demande a l’auteur de l’ouvrage une justification. Cette piece peu connue illustre donc a la fois la possibilite toujours presente d’une conceptualisation, et le peu de danger que ce type de litterature presente de tomber dans le mercantilisme litteraire, mais met aussi en valeur un potentiel litteraire pur, face aux accusations de ¨ realisme anti-litteraire ¨ lancees par T. Gautier.
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C’est encore la representation de la morale qui interesse Christophe Reffait dans l’etude de la piece de Dumas-fils, ¨La Question d’argent¨. (...) L’interet se deplace alors du personnage du speculateur a la question plus generale du prejuge. La presence d’une interrogation morale pose probleme a la comedie, qui n’est plus comique ¨ au sens banal du terme ¨ mais n’est pas non plus technique.
Mais une piece experte est tout aussi ambigu, comme c’est le cas de ¨Un Coup de Bourse¨, de Feydeau, designee par Christophe Reffait comme la seule piece boursiere naturaliste jamais ecrite.
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Le centre de gravite de l’etude de ce personnel est le seme sexuel, la speculation etant presentee comme un substitut possible du plaisir physique. Ainsi les femmes qui hantent la Bourse sont des maquerelles, des vieillardes laides ou meme viriles. Si ce ne sont pas des courtisanes, ce sont des epouses decues, qui mettent alors en danger l’equilibre et la facade sociale. Le palais Brongniart n’est plus seulement le coeur de la cite, il devient le principe de la prostitution. En retour, la topographie de la Bourse s’erotise. L’auteur met en evidence le mecanisme selon lequel elle est evoquee en termes feminins, et reciproquement conduit les femmes a etre presentees a travers le filtre de la Bourse. Ainsi, apres le schema de l’initiation, l’impossibilite d’une structure d’apprentissage cede cette fois-ci la place a la structure de la tentation.
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Contrairement a une idee commune, les romans de Zola ne sont pas des romans a these, et ¨L’Argent¨ aussi peu que les autres. Il est meme, selon Philippe Hamon, un exemple du neutralisme que le naturalisme postule par essence, disposition qui se materialise dans le roman par le refus d’une instance morale unique.
Des les premieres pages du roman, le narrateur presente les grandes philosophies de l’argent, regroupees par Chrisotphe Reffait en deux poles, celui de l’argent ancien, represente par l’aristocratie et par les Juifs (alors que les conservateurs font de leur ascension une consequence de la Revolution et un symbole de la modernite qu’ils haissent) ; et celui de l’argent nouveau, figure par les speculateurs et les socialistes.
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L’Argent met en avant la notion de risque qui ¨ remplace definitivement le topos de l’inconscience collective ¨ (p. 449). Zola ne met plus en oeuvre, comme dans les romans antecedents, un systeme metaphorique peuple de Sphinx et autres Minotaures, mais une symbolique de la contingence, dont la plus parlante est celle de la meteorologie. De maniere plus globale, alors que le roman de moeurs boursieres se fondait sur la dynamique de la chute lineaire, le roman de Zola met en recit la figure du cycle. Il n’est plus question de perte et de decadence, mais d’eternel retour. Ainsi la morale est sauve, puisque le speculateur incarne l’activite, qui appartient de plein droit au champ de la morale. Cette derniere n’est plus representee par le monde feodal mais par le conquerant Saccard. Le personnel feminin plaide aussi en faveur de la morale boursiere : alors que les romans antecedents proposaient des figures de goule, le personnage feminin principal du roman de Zola est Mme Caroline, a la fois incarnation de la bonte amoureuse et maternelle et juge moral de l’activite speculatrice, qu’elle sauve de la condamnation.
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L’auteur s’interesse enfin a la reception du roman de Zola outre Atlantique et a sa place dans l’elaboration du realisme americain. Alors qu’avant L’Argent, le roman boursier francais etant unanimement critique, la litterature americaine, elle, pose d’emblee un clivage entre le ¨ gospel of wealth ¨ et sa fiction critique ou parodique. La question des sexes est justement au centre du probleme, non seulement a cause du lectorat feminin, mais aussi parce que la femme est un pivot du discours sur la speculation.
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Loin des operations abstraites du roman boursier a la francaise, le roman americain met en scene des speculation sur le ble, par exemple. Dreiser, pour sa part, ne s’interesse pas du tout au jeu de l’offre et de la demande. Si le roman americain est tourne vers le principe de la Nature, vers la materialite, celui de Zola ne regarde que la Logique, l’abstraction, resume Christophe Reffait. Ainsi, il est particulierement interessant de constater que, de facon paradoxale, c’est aux Etats-Unis que le roman boursier continue a ancrer la speculation dans le reel, alors que Zola est capable de comprendre la distance qui separe le systeme financier des projets qui ont besoin de lui.