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Brigitte Diaz, L'Épistolaire ou la pensée nomade, Paris, Puf,
mars 2002, 271 p., ISBN 2130519245, 24 Euros.
Brigitte Diaz, professeur de littérature française à l'Université de
Caen,choisit de mettre en lumière les multiples facettes du
" genre "épistolaire dans un ouvrage qui explicite brillamment les
enjeux de la lettre : relations complexes unissant le sujet écrivant
à son destinataire, saisie de soi et rapport à l'écriture. L'auteur se
focalise plus particulièrement sur les correspondances de
jeunesse du XIXe siècle, montrant de quelle façon elles
représentent un outil de connaissance et d'observation de soi, et
surtout pour quelle raison elles constituent un laboratoire vivant
de l'écriture, et par conséquent la première pierre de l'oeuvre
du futur écrivain.
Le terme de " pensée nomade " contenu dans le titre nous
renseigne sur l'angle de vue adopté par Brigitte Diaz pour
appréhender la pratique épistolaire : pour elle, pensée de soi,
de la société, mais aussi de la littérature se fondent dans la
lettre.
Car cette dernière est le creuset d'une pensée vivante, libre,
d'une pensée qui refuse le dogmatisme et qui se manifeste
à travers la multiplicité des tons, des formes et des sujets
abordés.
Au fil des six chapitres qui ponctuent son ouvrage, et grâce à
l'exemple de célèbres épistoliers tels que George Sand, Stendhal
ou encore Flaubert, l'auteur rend compte du formidable outil de
" capture de soi " que représente la correspondance, de sa
participation à l'invention d'un style, enfin et surtout de son
statut de tribune littéraire.
En procédant à un parcours du livre chapitre par chapitre, nous
mettronsl'accent sur trois axes majeurs de la réflexion de
B. Diaz : la lettre comme invention de soi ; le refus du cliché qui
consiste à réduire la lettre à une pratique féminine ; enfin le
nomadisme comme principe fondateur de la littérarité de
la lettre.
1. Pour une brève histoire de la lettre
Dans ce premier chapitre qui sert en quelque sorte de préambule,
l'auteur proposejudicieusement un historique de la conception de
la lettre, du XVIIe au XIXe siècle : en effet il serait vain de
vouloir appréhender un genre aussi complexe que le genre
épistolaire sans une connaissance exacte du contexte historique,
social et culturel dans lequel une correspondance précise a vu
le jour.
Brigitte Diaz retrace ici l'évolution de la lettre, d'abord envisagée
au XVIIe siècle comme un outil de la sociabilité mondaine
modelé sur la conversation de salon, en réaction à la tradition
éloquente : Madame de Sévigné est présentée comme la figure
emblématique et incontournable de ce nouveau code épistolaire
conçu comme " la transcription écrite d'une conversation qui
n'aurait pas eu lieu " (p. 24). Au XVIIIe siècle la correspondance
se replie sur l'intime : les épistoliers inventent de nouvelles
règles et font de la lettre le lieu de tous les grands débats,
une lettre qui se conçoit désormais comme un discours adressé
à la société.
Enfin au XIXe, siècle romantique, l'épistolier explore la
singularité du moi, il est à la recherche de la vérité.
Ce premier chapitre se clôt par une synthèse éclairante sur la
pluralité des figures adoptées par la lettre, qui est tout à la fois
document littéraire(elle nous renseigne sur la genèse et la
réception de l'oeuvre), texte littéraire (la lettre a des visées
esthétiques), discours (non pas, comme on pourrait s'y attendre,
discours à l'autre, qui n'est en réalité qu'un alibi, mais discours
tourné vers le sujet écrivant pour lui permettre de se connaître
intérieurement), et faire (la lettre est l'émanation d'une volonté
d'agir sur autrui).
Et Brigitte Diaz de conclure que l'épistolaire est un genre qui n'a
pas d'essence stable et que la lettre véhicule une " pensée
nomade " qui refuse les enclos génériques et qui par là même
contribue à repenser la notion de littérature.
C'est cette thèse ici clairement exposée qui forme la pierre
angulaire de l'ouvrage et qui permet notamment d'affirmer
la littérarité de l'épistolaire en conclusion.
2. Correspondance et genèses.
C'est dans ce chapitre que l'auteur formule son projet d'étudier
les correspondances de jeunesse et énonce deux idées
fondamentales qui feront l'objet d'un développement ultérieur: la
lettre représente non seulement un véritable engagement dans
l'écriture (p. 71 : " la liaison épistolaire est d'emblée liaison avec
l'écriture, que la présence de l'autre irrigue et dynamise "), mais
surtout elle inaugure une genèse du je, la volonté de construire
un moi. Ici Brigitte Diaz rapproche de manière significative la
lettre de l'autobiographie et des mémoires dans une volonté
identique de saisie rétrospective de son parcours, parcours qui
revêt la plupart du temps un aspect subversif : on écrit d'abord
contre l'ordre familial ou social.
3. La lettre : du lieu commun au verbe singulier.
L'auteur s'attache ici à l'étude de l'aspect esthétique et littéraire
de la correspondance, en refusant de n'y voir que la simple
manifestation de l'histoire privée de l'épistolier, attitude
majoritairement adoptée par la critique du XIXe siècle : " la lettre
est une énonciation qui se cherche, et la seule histoire qu'elle
raconte est celle d'une parole en quête d'elle-même "(p. 114).
C'est dans ce chapitre que Brigitte Diaz s'attaque à un lieu
commun qui consiste à envisager la lettre comme une simple
transcription de la parole, conception héritée du Grand Siècle,
mais qui n'a plus cours au XIXe, où l'on écrit d'abord pour écrire.
En effet l'écriture permet de construire sa pensée, de la rendre
efficace, et surtout à travers elle, l'épistolier condamne le langage
faux de la société. Or ce choix symbolique de l'écriture conduit
l'épistolier à s'interroger sur la capacité de cette dernière à dire
l'être et sa vérité. Aussi le programme d'une correspondance de
jeunesse consiste-t-il à " penser l'écriture et se penser dans
l'écriture " (p.137).
4. Correspondance et écriture de soi
Apparaît sans doute ici l'aspect le plus novateur et le plus
intéressant de cet ouvrage : dans ce chapitre en effet, l'auteur
démêle les relations complexes qui unissent l'épistolier et celui à
qui il écrit. Car, Brigitte Diaz l'explique très bien, l'adresse à
l'autre n'est en réalité qu'un détour pour revenir à soi. L'autre sert
à stimuler l'écriture, à évaluer l'épistolier dans sa quête
ontologique, mais il constitue surtout un double du sujet écrivant,
un médiateur avec soi-même.
La lettre est donc outil de compréhension de soi, mais un outil
bien particulier qui ne permet pas, contrairement à
l'autobiographie, d'obtenir un portrait unifié de l'épistolier, mais
un patchwork de formes d'expressions (digressions, récits,
méditations…) à travers lequel s'élabore un portrait par petites
touches. La lettre fournit ainsi un portrait kaléidoscopique,
marqué par la fragmentation et l'inachèvement.
5. Épistolaire et identité féminine
L'auteur met ici à mal un cliché tenace qui consiste à dire que le
genre épistolaire est un genre féminin, en s'assignant comme
objet d'étude les correspondances de femmes du commun qui
ne sont donc pas des écrivains.
Brigitte Diaz va centrer cette investigation originale sur les lettres
échangées entre George Sand et ses admiratrices, montrant que
ces correspondances sont le lieu d'une prise de parole, d'une
prise
de conscience d'une identité collective, ainsi que le laboratoire
d'aspirations littéraires inassouvies: le débat inauguré au XVIIe
avec La Bruyère n'était en fait qu'un moyen d'assigner les femmes
à résidence dans les marges de la littérature.
Au XIXe, les femmes écrivent pour clamer leur constat
d'impuissance, pour sortir de leur isolement social, pour la
plupart elles attendent de la romancière une légitimation,
légitimation que George Sand ne leur donnera que rarement,
tant elle entretient un rapport ambigu avec son sexe et son statut
de femme-écrivain, montrant par là même les difficultés pour une
femme à exister dans l'espace littéraire.
Chapitre 6. L'épistolaire, seuil du littéraire ?
En guise de conclusion, ce dernier chapitre s'interroge sur la
littérarité de l'épistolaire.
L'auteur revient alors sur plusieurs points évoqués dans les
chapitres précédents et les détaille plus avant pour appuyer sa
thèse : l'épistolaire est " un arrière-pays de la création littéraire "
(p. 234). Or c'est le nomadisme, notion centrale de cet ouvrage,
qui est présenté comme l'élément constitutif de la littérarité de
la lettre : cette dernière est le support des premières réflexions
littéraires, elle permet au futur écrivain de s'interroger sur sa
vocation et d'élaborer son propre style, elle est le lieu de
déploiement d'une " pensée nomade ". Brigitte Diaz met donc
en lumière la dette de l'oeuvre envers la lettre : " la lettre c'est
la littérature sans les genres, sans les cloisonnements, les
raideurs, sans les diktats rhétoriques " (pp. 245-246).
Ainsi ce livre sur l'épistolaire permet d'envisager la lettre dans
toute sa complexité, comme un objet littéraire support
d'informations, et non pas seulement comme l'histoire privée
de l'écrivain ni comme un simple outil de sociabilité.
En s'intéressant aux correspondances de jeunesse et en
s'attaquant à des clichés ayant la vie dure, Brigitte Diaz nous
fait découvrir un ouvrage éclairant sur les rapports entre
l'épistolier et son destinataire, entre l'épistolier, sa vie et
sa conception de l'écriture et surtout elle rend explicite
le mécanisme par lequel le futur écrivain passe de la lettre
à l'oeuvre.
Mais avant tout, grâce à cette notion de " nomadisme ",
l'auteur saisit la nature instable et vivante de la lettre
qui est véritablement tous les genres et qui ne
cesse de nous faire réfléchir sur la littérature.