Appel à contribution pour le numéro 2021-2 de la revue Itinéraires. Littérature, textes, cultures
Race et discours. Langues, intersectionnalité, décolonialités
Coordination
Gloria França, professeure en linguistique et analyse du discours,Universidade Federal do Maranhão, GEPEDIS (Grupo de Estudos e Pesquisas em Discursos, Interseccionalidades e Subjetivações), Brésil.Yosra Ghliss, doctorante en analyse du discours, Université Paul Valéry-Montpellier 3, GRASS (Groupe de Réflexion Autour des Savoirs Situés) & LHUMAIN (Langage, Humanités, Média·tions, Apprentissage, Interaction, Numérique).Gnenonsegouet Noelle Gléo, doctorante en analyse du discours, Université Paris 13, EA Pléiade.
Marie-Anne Paveau, professeure en sciences du langage, Université Paris 13, EA Pléiade.
Argumentaire
1. Travailler avec la race
Ce numéro s’inscrit dans un mouvement actuel, de moins en moins minoritaire mais toujours controversé dans le contexte français, de prise de conscience par les chercheur·e·s de l’importance de la race dans les existences humaines. Par travail avec la race, nous entendons la manière dont les expériences de vie et les formes sociales sont déterminées par le critère racial : « La question raciale tout comme la question économique sont des questions sociales. Nous ne sommes pas passés de la “question sociale” à la “question raciale” pour la simple et bonne raison que le racial est social » (Célestine, Hajjat et Zevounou 2019).
Le mot et la notion de race sont assumés comme tels dans cet appel, ce qui implique une prise de position, formulable de la manière suivante : la race existe car elle est traduite en termes de rapport de domination et de hiérarchisation, dans des dispositifs sémiotiques et des configurations discursives. C’est ce que posait Colette Guillaumin il y a déjà 40 ans en écrivant que la race « est aujourd’hui, au xxe siècle, une réalité juridique, politique, historiquement inscrite dans les faits, et qui joue un rôle effectif et contraignant dans les société concernées » (Guillaumin [1981] 2016 : 209).
Travailler avec la race en analyse du discours implique de reposer la question du sujet. Penser un sujet situé, c’est le penser dans toutes ses conditions, comme sujet genré, classé socialement, situé politiquement, marqué culturellement, déterminé par l’âge, etc. mais aussi racialement : le sujet du discours est aussi, entre autres, un sujet racial. Alors que les recherches existantes en linguistique se font quasi exclusivement sur les sens et usages du mot race, ou sur les marqueurs du discours raciste, nous proposons de travailler la production des énoncés avec ou à partir de la race.
2. État de la question
La situation française est particulière par rapport à d’autres aires géographiques et culturelles, comme les États-Unis ou le Brésil par exemple, où la race est une catégorie usuelle mobilisée dans la vie sociale et la recherche. Dans le contexte français, l’emploi même du mot race est toujours débattu, comme le montre un numéro récent de la revue Mots. Les langages du politique, intitulé « Dire ou ne pas dire la race aujourd’hui » (Devriendt, Monte et Sandré 2018), interdit (le mot a été supprimé de la Constitution française en juillet 2018) ou soupçonné de produire du racisme, dans une mise en équivalence entre le mot et la chose. Que « les races n’existent pas » a désormais en France le statut d’évidence ou d’« argument d’autorité » (Belkacem, Direnberger, Hammou et Zoubir 2019) ; mais, comme le dit Norman Ajari de manière critique, c’est aussi un « mantra » (Ajari 2019).
Des travaux de plus en plus nombreux interrogent cette affirmation. Colette Guillaumin avait ouvert la voie dès 1981 : « Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non, certes elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale des réalités » (Guillaumin [1981] 2016 : 211 ; italique de l’auteure). Elle considérait la race comme un signifiant, et proposait dès 1972 le terme de racisation (Guillaumin 1972 : 161), largement repris depuis tant dans les milieux militants que scientifiques. Un peu plus de trente ans plus tard, un champ de recherches important s’est développé, notamment en histoire (N’Diaye 2008, Schaub 2015), en philosophie (Dorlin 2006, 2009 dir., Boggio Ewanjé-Epée et Magliani-Bellkacem 2012 et 2012 dir., Bessone 2013, Bentouhami-Molino 2015, Ajari 2016, 2019), en sociologie (Guénif-Souilamas 1999, 2005, Guénif-Souilamas et Macé 2004, Dhume 2010), en sciences de l’information et de la communication (Cervulle 2013, Cervulle et Freitas 2015), en science politique (Vergès 2017, 2018).
Dans le champ des approches contextuelles du langage, c’est-à-dire en analyse du discours, en sociolinguistique, dans les linguistiques interactionnelles, toutes approches qui conçoivent le sens comme une production située et non comme une donnée langagière simplement contextualisée, la réflexion porte, on l’a dit, sur la race comme mot ou comme discours. Dans le numéro 116 de Mots, la question abordée, qui s’inscrit dans une interrogation anciennement posée par la revue dans les numéros 18 (1989) et 33 (1998) notamment, maintient le travail sur la race ou plus exactement sur ses expressions lexicales et discursives et reste aux portes du travail avec la race ; il situe en outre le numéro dans une perspective normative (dire ou ne pas dire) à laquelle il est encore difficile d’échapper. L’introduction au numéro fournit une recension très complète des travaux traitant des « usages lexicaux et discursifs de la “race” » et portant sur « des discours racistes, antiracistes, racialisants ». La perspective est donc celle des usages du mot et de la notion de race, et non celle de la race comme lieu d’expérience et par conséquent comme point d’origine de la parole, même si Émilie Devriendt signale dans un autre texte la nécessité d’« analyses sémantiques, énonciatives et argumentatives des discours de l’antiracisme postcolonial envisagés pour eux-mêmes » (Devriendt 2018). La perspective dominante en analyse du discours reste l’approche de la race dans les discours racistes ou racialisants, comme le montre par exemple un collectif publié en 2012 sur le « discours politique identitaire », cette désignation étant reformulée par les expressions discours racialisant, discours raciste, identités discursives racialisantes (Hailon, Richard et Sandré dir. 2012).
En marge de cette approche, de rares chercheurs et chercheuses ont choisi de travailler avec la race comme point d’énonciation et paramètre de production/réception des discours. Il faut d’abord citer la thèse de Gloria França, Genre, race et colonisation : la brésilianité dans le regard touristique en France et au Brésil, préparée dans les deux pays, à partir de l’analyse du discours dite française. Rédigée en portugais et soutenue au Brésil, elle met en place une approche intersectionnelle (França 2018). Dans une perspective sociolinguistique, Suzie Telep pose la question à travers la notion de « whitisation symbolique », ensemble de pratiques langagières et sémiotiques consistant, pour des sujets racialisés, à occidentaliser leur manière de parler et de se présenter, notamment sur le plan phonostylistique (Telep 2017, 2018, 2019). Des productions récentes abordent la question de la race dans le traitement des discours (França 2019, Gleo 2019, Paveau 2019a, 2019b), et, parmi les travaux en cours, il faut mentionner la thèse de Noelle Gnenonsegouet Gléo, « Discours (afro)féministes. Pour une articulation entre intersectionnalité et discursivité », qui concerne les terrains ivoirien, sénégalais et français.
Cette intégration de l’intersectionnalité en analyse du discours a été largement amorcée par le travail épistémologique accompli à partir du genre par Noémie Marignier (2016, 2017, 2018 dir.), Anne-Charlotte Husson (2018, 2018 dir.), Marie-Anne Paveau (2018) et, dans une perspective plus socio- et anthropologique, Luca Greco (2014 et 2015 dir.). L’analyse du discours au Brésil a entamé ce travail depuis quelques années, comme le montre une série de travaux (par exemple França 2017, 2019, Cestari 2015, França (dir.) 2018, Cestari, Nogueira 2019, Elias de Oliveira 2019, Zoppi-Fontana 2017, Modesto 2018a, 2018b), se développant à partir de l’analyse du discours de tradition française. L’ouvrage récent de Gabriel Nascimento ouvre plus largement la linguistique à la question raciale (Nascimento 2019).
3. Objectifs du numéro. Race et discours
Nous ne souhaitons pas développer la conception de la race comme construction sociale, largement mobilisée et désormais mise en critique par la sociologie notamment, mais souhaitons la dépasser en la problématisant pour la perspective discursive. L’approche constructiviste présente le risque d’évacuer la catégorie elle-même, qui sera donc plutôt envisagée comme un rapport de domination et de hiérarchisation sociale, manifestant dans l’actualité des sociétés des fonctionnements coloniaux, ce que signifie l’expression race sociale : « Ainsi, parler de races sociales, c’est d’abord pointer la singularité du lien social médié par ces différences ; c’est appréhender les modalités à travers lesquelles il a pris la forme d’une polarisation sociale spécifique délimitant, en termes de race, des groupes statutaires. J’entends par là des groupes sociaux dont les relations hiérarchisées sont l’expression de dispositifs d’assignation et de contrainte principalement politiques, de l’imposition de normes et autres distinctions symboliques, autrement dit par un statut plus ou moins explicitement institutionnalisé, qui ne relève pas nécessairement de l’ordre économique » (Khiari 2009 : 21 ; italique de l’auteur). Dans cette perspective, il faut aussi parler de blanchité (ou blancheur), ce qui « ne signifie pas faire des Blancs un groupe culturellement ou biologiquement homogène, mais renvoie à une position de pouvoir dans un régime racial hiérarchisé » (Delgado Hoch 2012 : 22). Nous définirons la blanchité comme « hégémonie sociale, culturelle et politique blanche à laquelle sont confrontées les minorités ethnoraciales » (Cervulle 2013 : 15).
Au-delà d’un rapport social ou politique, la race peut être considérée comme une essence, dans une définition renouvelée. Pour Norman Ajari, il existe une essence noire, définie comme une « historicité profonde », qui dote un individu racisé d’une « puissance de signifier », c’est-à-dire de « la possibilité de se présenter dans l’espace public en tant que Noir (ou Arabe, ou musulman) afin d’y faire valoir ses intérêts collectifs […] au premier rang desquels le droit à une vie digne d’être vécue » (Ajari 2019, Introduction). La race, comme rapport de domination, schéma discursif, expérience et mémoire, est donc constitutive du sujet, ce qui permet de parler de sujet racial ; elle apparaît ainsi comme un point d’énonciation (Paveau 2019a). Mais les travaux des chercheuses du black feminism autour de la notion d’intersectionnalité empêchent désormais de penser les déterminations sociales de manière discrète (Crenshaw 1991, puis Hill Collins et Bilge 2016) : les oppressions de race, de classe et de genre sont articulées les unes aux autres. En France, Elsa Dorlin a largement montré comment les catégories de sexe et de race, définies comme des schémas cognitifs et discursifs, s’auxiliaient l’une l’autre pour construire des hégémonies et des stigmatisations (Dorlin 2006). La race ne constitue donc pas un rapport social et politique en tant que tel, mais elle est prise dans un réseau de dominations qui s’articulent et s’étayent.
4. Cadres de la réflexion et pistes possibles
L’objectif de ce numéro est de penser le discours avec la race. Par discours, nous entendons toute production sémiotique verbale ou hybride regardée dans son environnement écologique de production, c’est-à-dire in situ, à partir des coordonnées expérientielles, sociales, politiques, économiques, géographiques, etc., des locuteur·trice·s.
Penser le discours avec la race signifie développer une activité discursive à partir d’un point de vue qui intègre le critère racial comme un rapport de domination sociale et politique, un lieu de colonialité, une mémoire expérientielle du sujet et une puissance de signifier. Les articles attendus adopteront cette perspective, qu’elle soit celle du·de la chercheur·e, et/ou celle de l’énonciateur·trice producteur·trice des énoncés ou signes pris comme objets du travail. Les cadres épistémologiques intégreront la notion d’intersectionnalité, y compris dans ses discussions et renouvellements, et pourront mobiliser l’épistémologie du point de vue, et/ou les perspectives postcoloniale et décoloniale. Les cadres disciplinaires attendus sont ceux de l’analyse du discours, de la sociolinguistique, des études textuelles et de la littérature. Les perspectives matérialistes et intersectionnelles sont les bienvenues, comme les approches pluri- et transdisciplinaires intégrant les sciences de l’information et de la communication, les études visuelles, l’anthropologie, la philosophie (liste ouverte).
On accueillera des articles qui s’éloignent des travaux mobilisant la race en tant qu’elle est un objet énoncé (travaux sur les discours ou les mots racistes et antiracistes, sur le mot race employé dans différents discours, etc.), mais qui interrogent la race comme point d’énonciation d’une expérience mise en discours. On pourra aborder par exemple : les activités lexicologiques des personnes concernées ; plus largement, les activités linguistiques profanes dans le cadre de la vie quotidienne, de la recherche ou du militantisme ; la question du lieu d’énonciation (lieu d’expérience subjective), dans le sens que les féministes noires brésiliennes donnent au terme lugar de fala (Gonzalez, Hasenbalg 1982, Ribeiro 2017, França 2019) ; la race comme point d’identification et de désidentification (Munoz 1999, França, 2018, 2019) ; les phénomènes d’appropriation, de destitution ou d’oppression discursive (Paveau 2016) ou au contraire de resignification discursive (Paveau 2019b) ; les modifications sémantiques liées aux positions énonciatives antiracistes politiques (décoloniales, racisées), relatives par exemple à l’universalisme, aux Lumières, à l’indigénité (Bouteldja, Khiari 2012, Sibony 2019) ; les questions liées aux langues parlées, refoulées, réapprises, imposées (Calvet 1974, Iveković 2007, Harchi 2016).
Informations pratiques
Calendrier
9 janvier 2020 : Lancement de l’appel à contribution
15 mars 2020 : Date limite de réception des propositions
15 octobre 2020 : Date limite réception d’article V1
15 novembre 2020 : Envoi des articles pour évaluation
15 décembre 2020 : Retour des évaluations.
15 février 2021 : Révision des articles et envoi V2
Publication prévue : juin 2021
Format de la proposition
Prénom, nom, coordonnées institutionnelles, adresse électronique, titre, résumé 3 000 signes maximum, 5 mots clés, 5 références bibliographiques, à envoyer à : projet-discours [at] orange [dot] fr
https://journals.openedition.org/itineraires/