Alors, la critique littéraire est-elle une critique impressionniste à la Julien Gracq, une critique explicative à la Pierre Bayard, une critique comme une valeur ajoutée à la Roland Barthes, une critique inductive, telle que la percevait Jean-Paul Sartre ? Tout cela à la fois. Et puis tant d’autres choses encore… Sur ce thème bien précis c’est encore Guy de Maupassant qui était le plus disert. Dès 1887, il écrivait :
« Il faut que sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées d’école, sans attaches avec aucune famille d’artistes, le (la) critique comprenne, distingue, et explique toutes les tendances les plus opposées, les tempéraments les plus contraires, et admette les recherches d’art les plus diverses ».
Saisir dans son ensemble toutes les théories approchées pour appréhender le fondement de la critique littéraire n’est pas forcément chose aisée. Cette notion, ou plus exactement ce champ d’étude, n’est pas abordé en tant que tel dans les études littéraires secondaires ; on y enseigne les auteurs de la littérature, on y lit des œuvres, on apprend aussi des éléments d’histoire littéraire et l’on s’initie au classement des œuvres par genre (épistolaire, roman, poésie, théâtre, autobiographie…). On n’a pas à se demander quelle est l’essence de la critique. Cependant si la critique ne fait pas l’objet d’une approche théorique, au terme de laquelle on se demande ce qu’est la critique littéraire, il est vrai qu’on la pratique cependant sous la forme scolaire du commentaire composé, de la lecture analytique… Oui, dès le secondaire, on parle des œuvres, on écrit sur des textes, on réfléchit à propos d’un poème, d’une scène ou d’un personnage romanesque… Sur, à propos de… Toutes ces prépositions indiquent bien que l’on est conditionné dès l’adolescence à construire un discours second et élaboré à partir de…, on commente, on apprécie, on observe, on juge éventuellement une construction textuelle. Personne, et surtout pas les anciens élèves ou enseignants que nous formions, ne peut ignorer que les écrits littéraires ont donné lieu à toutes sortes de commentaires.
La seule œuvre de Shakespeare a ainsi suscité une telle pléthore de gloses qu’une vie suffirait à peine pour les lire. Une bibliographie critique des œuvres de Racine occuperait plusieurs volumes entiers. Depuis les années 1980, il me semble que cette inflation de livres et de critiques est vertigineuse et pourrait finir par susciter un sentiment de découragement, d’inanité. Aujourd’hui, à l’heure où tout semble se valoir, se superposer, où chacun y va de ses remarques faisandées, où tout le monde écrit à peu près sur tout en se revendiquant romancier ou écrivain, et lit également à peu près tout, du livre « grand public » à l’ouvrage moins formaté, bon ou mauvais, en quête d’un lectorat fervent, on peut se demander à quoi sert une critique ? A l’heure actuelle, comme l’écrit Jean-François Vernay, la critique professionnelle d’un livre se donne pour mission essentielle d’interroger le texte : c’est une activité qui ne conduit ni à transmettre le goût de la lecture, ni à partager son amour des lettres. Il existe même – on le sait – une sensualité sensorielle de l’objet-livre – la séduction de la couverture, la caresse du grain de papier, le parfum des pages, le murmure des mots, dont on parle fort peu, qui intervient en premier lieu dans cette étude du texte et indique un érotisme de la chose littéraire que – il faut bien le reconnaître – les tablettes technologiques auront tôt fait d’estomper, voire d’occulter.
Ces interrogations sont également prégnantes dans le dernier très bon livre d’Arnaud Viviant où le narrateur campe un double quelque peu désenchanté et pourtant passionné. Oui, à quoi bon, n’est-ce pas ? Cette activité critique surabondante et qui s’accroît de jour en jour, est-elle bien utile ? Et ne pourrait-on pas se dispenser de ce long détour ? Que fait-on exactement d’ailleurs lorsque l’on porte un regard critique sur une œuvre ? Qu’est-ce qui fonde la légitimité de ce discours ? Y a-t-il de bonnes ou de moins bonnes manières de soumettre une œuvre à la critique ? ou du moins comment notre discours sur une œuvre peut-il espérer lui apporter ce qu’elle n’a pas ?
Dans La vie critique, Viviant n’y va pas par quatre chemins. Sa perception est assez ironique, distante. C’est avec sarcasme qu’il se dit payé pour se pencher sur le travail contemporain et la littérature générale. Il a beau être irrésistiblement fidèle aux grands textes, il a beau dire qu’il est devenu critique littéraire par amour de la littérature, il se dit désormais « esclave de la littérature générale », et mieux encore, au « stade de servitude volontaire ». Il précise que sa vision téléologique de la littérature qui avait été la sienne n’existe plus aujourd’hui. Il se définit comme un obsédé textuel, ingurgitant la bouillabaisse de la production contemporaine, comme un maniaque des livres désemparé, un lecteur professionnel blasé « bien que sifflant les livres les uns après les autres », un buveur du livre, un avaleur de mots, menotté en quelque sorte à ses addictions littéraires. Il me semble que son constat est réaliste. Le critique littéraire d’aujourd’hui écrit sur les livres des autres, évidemment pas pour compenser sa frustration mais pour remplacer l’écrivain public d’autrefois. Le critique littéraire d’aujourd’hui est juste un « lecteur professionnel » dont le militantisme confine à la bravoure. La vie critique littéraire est compliquée, rigoureuse, exigeante.
Les critiques littéraires ne sont pas de simples prescripteurs, ou ne devraient pas l’être, dont l’ambition itinérante n’aurait conduit qu’à plébisciter de grands textes ou à se complaire dans des rituels réflexifs. Le métier de critique, que nous pratiquons, au fond, depuis l’école primaire, n’est devenu qu’un art appliqué de faire son métier, dont il faut à tout prix préserver le sens et la légitimité à l’heure de la multiplication horizontale de l’information. Faire œuvre de critique, ce n’est pas seulement sélectionner et donner une opinion avisée, c’est user de méthode. Pour affirmer la légitimité de la critique, il faut la pratiquer honnêtement de manière à rendre service à une œuvre et sans donner son opinion… La méthode peut alors prendre le chemin du plaidoyer : si elle est bien faite, la critique réussira à percer le mur de l’inattention collective pour ouvrir une brèche à une pensée neuve. La critique littéraire peut être un art propre si elle parvient à pénétrer la pensée des autres, à proposer des pistes de réflexion, à ouvrir le monde de l’écrivain au lecteur… Ce sont ces constats que l’on retrouve également dans l’essai de Jean-François Vernay, dont la vision scientifique est à proprement parler celle du chercheur en littérature. La critique à formuler, explique-t-il, peut être différente selon qu’il y ait deux façons de lire, l’une naïve, et innocente, l’autre, critique et vicieuse. Le lecteur professionnel, puisque c’est à lui que l’on pense et auquel on est attaché ici, est soumis à une obligation de lecture quel que soit le contexte, qui le conduit à un degré de lecture plus exigeant, avec une certaine latitude pour déplier le texte, sans se soucier normalement du contexte socio-économique, sans utiliser le texte comme réceptacle de ses propres passions.
Enfin, souvenons-nous que la méthode d’analyse critique établit une science littéraire dont le but est d’appliquer trois modes d’appréhension temporelle au regard de l’écriture :
– il ne faut jamais négliger le passé – la source du texte – et le contexte dans lequel l’écrivain l’a pensé
– ne jamais négliger le présent, avec la découverte du texte
– ne jamais sous-estimer l’avenir du texte dont le potentiel sera révélé par une multiplicité de lectures.
Laurence Biava
http://www.lacauselitteraire.fr/a-propos-de-critique-litteraire-septembre-2013