Balzac occulte, Anne-Marie Baron
Ecrit par Frédéric Saenen 23.03.13 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Essais, L'Âge d'Homme
Balzac occulte. Alchimie, magnétisme, sociétés secrètes, Préface d’Antoine Faivre, 326 p., 24 €.
Ecrivain(s): Anne-Marie Baron Edition: L'Âge d'Homme
L’étude qu’Anne-Marie Baron consacre à l’occulte chez Balzac ouvre des perspectives de lecture renouvelées à qui voudrait se (re)plonger dans La Comédie humaine. Autorité en la matière – puisqu’elle préside la Société des Amis de Balzac ainsi que sa Maison-musée sise rue Raynouard –, le docteur ès lettres conjugue à son expertise une approche encyclopédique de la part ésotérique que recèlent les romans balzacien. Du coup, son essai apparaît comme l’éclaircissement définitif qu’il s’agissait d’apporter à un aspect méconnu et pourtant fondateur dans la démarche créatrice de ce géant.
La première surprise vient de la rencontre avec un homme très informé en matière d’ars magna, de magnétisme ou encore de cercles d’initiés, à l’influence difficilement pondérable sur le cours de l’Histoire. Certes, on savait Balzac fasciné par le secret ou encore les figures de savants et d’artistes que l’ambition d’atteindre la connaissance ou la beauté rend fous. Il suffit de citer La Recherche de l’absolu ou La Peau de chagrin pour sembler parfaitement informé de cet aspect, souvent apprécié d’ailleurs parce qu’il allègerait d’une appréciable touche de fantastique un réalisme trop pur et dur, partant inactuel.
Le mérite d’Anne-Marie Baron est de nous montrer que l’occulte n’est pas un simple ressort narratif habilement utilisé par Balzac pour complexifier ses intrigues ou les pimenter de mystère, mais qu’il structure en profondeur son système romanesque, sa vision de la société et plus largement encore de l’univers.
Passant en revue les multiples manifestations du « pouvoir caché » qui, selon Balzac, expliquerait l’essence comme l’existence de toute chose, Anne-Marie Baron s’appuie en premier lieu sur ses lectures avérées dans le domaine. Avant donc que de pénétrer dans l’œuvre, ce sont les rayons de sa bibliothèque que nous examinons, ou encore les mentions des livres qu’il atteste, dans sa vaste correspondance par exemple, avoir effectivement fréquenté. Le boulimique Balzac a ainsi lu Les Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre dès leur publication posthume en 1821, connaît les théories du phrénologue Gall et les travaux de Puységur sur le magnétisme animal, se fait relier en 1833 l’ouvrage de Chardel intitulé Essai de psychologie physiologique. Ses lectures scientifiques ne sont jamais éloignées de préoccupations sur les fluides ou sur les rapports entre corps et esprit, entre âme et matière. Deux dimensions de l’être que Balzac tentera toujours de réconcilier en allant plus avant dans sa quête de connaissances. Les arcanes alchimiques, auxquels Anne-Marie Baron réserve un chapitre très fouillé, sont à l’image même de cette soif effrénée de savoir.
Mais l’une des parties les plus passionnantes de l’ouvrage est sans doute celle consacrée aux « sociétés secrètes ». Là, nous pénétrons au cœur même de l’imaginaire balzacien et du fantasme qui l’anime, dans une dimension sociale. Anne-Marie Baron distingue d’emblée les associations clandestines d’individus comme « les Treize » de toute tentation à nourrir le mythe du complot ou la paranoïa conspirationniste. Le fait qu’elles se tiennent en retrait du monde ne veut pas nécessairement dire que ces réunions visent des menées subversives, que du contraire. Souvent restaurationnistes d’un ordre ancien (la monarchie) ou divin, les sociétés secrètes de Balzac sont autant consacrées à la protection mutuelle des intérêts de ceux qui les constituent qu’à une visée empreinte de positivité bénéfique pour le reste du genre humain. Le rapport à la franc-maçonnerie ou à d’autres associations philanthropique comme il en pullula à l’époque est évident ; il n’empêche que c’est au sein de son univers romanesque que le deus ex machina crée ces groupes d’activistes invisibles et qu’il les investit d’une mission. Ainsi, la vocation première des sociétés secrètes de Balzac est-elle d’abord fictionnelle, avant que d’être idéologique ou philosophique : elles traversent le miroir censé refléter le réel et acquièrent une puissance (au sens mathématique du terme) supplémentaire, en ce qu’elles deviennent idéales dans la dimension du mensonge romanesque.
L’approche du religieux chez Balzac, bien que s’affirmant profondément chrétien, est éminemment complexe à décrire, tant elle foisonne de références entremêlées et participe d’une espèce de syncrétisme assumé. Ainsi Balzac connaissait-il sans doute mieux qu’aucun de ses contemporains en écriture le judaïsme, à travers la kabbale en particulier. Le rôle tenu par ses protagonistes juifs, « personnages tragiques », est ainsi évalué à son exacte mesure au cœur de la Comédie humaine : « […] échappant aux préjugés de l’époque mais bénéficiant de ce capital d’ésotérisme, [les juifs] s’avèrent inclassables et imprévisibles. Ce ne sont plus des stéréotypes mais des êtres humains d’exception, que Balzac met en évidence et auxquels il s’identifie. Leur force de caractère et leur réussite sociale et humaine les désigne comme actants privilégiés propres à diversifier, enrichir, déstabiliser les schémas narratifs de manière à y introduire l’imprévu, l’intérêt des rebondissements inattendus. »
Dans sa conclusion, Anne-Marie Baron insiste sur le fait que Balzac « a réussi à édifier un système philosophique, politique, social, métaphysique fondé sur la dialectique du secret révélé et caché en même temps ». Il est sans doute le seul écrivain français à être jamais parvenu à un tel degré d’élaboration dans le cadre d’une œuvre littéraire. La Comédie humaine est bel et bien un monde en soi, mais régenté par des forces que leur démiurge explorait parallèlement à leur mise en scène. En cela, cet ensemble constitue, à l’instar des poèmes de Dante, un authentique moyen d’accès à la Sphère de la Spécialité.
Frédéric Saenen
Ecrit par Frédéric Saenen 23.03.13 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Essais, L'Âge d'Homme
Balzac occulte. Alchimie, magnétisme, sociétés secrètes, Préface d’Antoine Faivre, 326 p., 24 €.
Ecrivain(s): Anne-Marie Baron Edition: L'Âge d'Homme
L’étude qu’Anne-Marie Baron consacre à l’occulte chez Balzac ouvre des perspectives de lecture renouvelées à qui voudrait se (re)plonger dans La Comédie humaine. Autorité en la matière – puisqu’elle préside la Société des Amis de Balzac ainsi que sa Maison-musée sise rue Raynouard –, le docteur ès lettres conjugue à son expertise une approche encyclopédique de la part ésotérique que recèlent les romans balzacien. Du coup, son essai apparaît comme l’éclaircissement définitif qu’il s’agissait d’apporter à un aspect méconnu et pourtant fondateur dans la démarche créatrice de ce géant.
La première surprise vient de la rencontre avec un homme très informé en matière d’ars magna, de magnétisme ou encore de cercles d’initiés, à l’influence difficilement pondérable sur le cours de l’Histoire. Certes, on savait Balzac fasciné par le secret ou encore les figures de savants et d’artistes que l’ambition d’atteindre la connaissance ou la beauté rend fous. Il suffit de citer La Recherche de l’absolu ou La Peau de chagrin pour sembler parfaitement informé de cet aspect, souvent apprécié d’ailleurs parce qu’il allègerait d’une appréciable touche de fantastique un réalisme trop pur et dur, partant inactuel.
Le mérite d’Anne-Marie Baron est de nous montrer que l’occulte n’est pas un simple ressort narratif habilement utilisé par Balzac pour complexifier ses intrigues ou les pimenter de mystère, mais qu’il structure en profondeur son système romanesque, sa vision de la société et plus largement encore de l’univers.
Passant en revue les multiples manifestations du « pouvoir caché » qui, selon Balzac, expliquerait l’essence comme l’existence de toute chose, Anne-Marie Baron s’appuie en premier lieu sur ses lectures avérées dans le domaine. Avant donc que de pénétrer dans l’œuvre, ce sont les rayons de sa bibliothèque que nous examinons, ou encore les mentions des livres qu’il atteste, dans sa vaste correspondance par exemple, avoir effectivement fréquenté. Le boulimique Balzac a ainsi lu Les Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre dès leur publication posthume en 1821, connaît les théories du phrénologue Gall et les travaux de Puységur sur le magnétisme animal, se fait relier en 1833 l’ouvrage de Chardel intitulé Essai de psychologie physiologique. Ses lectures scientifiques ne sont jamais éloignées de préoccupations sur les fluides ou sur les rapports entre corps et esprit, entre âme et matière. Deux dimensions de l’être que Balzac tentera toujours de réconcilier en allant plus avant dans sa quête de connaissances. Les arcanes alchimiques, auxquels Anne-Marie Baron réserve un chapitre très fouillé, sont à l’image même de cette soif effrénée de savoir.
Mais l’une des parties les plus passionnantes de l’ouvrage est sans doute celle consacrée aux « sociétés secrètes ». Là, nous pénétrons au cœur même de l’imaginaire balzacien et du fantasme qui l’anime, dans une dimension sociale. Anne-Marie Baron distingue d’emblée les associations clandestines d’individus comme « les Treize » de toute tentation à nourrir le mythe du complot ou la paranoïa conspirationniste. Le fait qu’elles se tiennent en retrait du monde ne veut pas nécessairement dire que ces réunions visent des menées subversives, que du contraire. Souvent restaurationnistes d’un ordre ancien (la monarchie) ou divin, les sociétés secrètes de Balzac sont autant consacrées à la protection mutuelle des intérêts de ceux qui les constituent qu’à une visée empreinte de positivité bénéfique pour le reste du genre humain. Le rapport à la franc-maçonnerie ou à d’autres associations philanthropique comme il en pullula à l’époque est évident ; il n’empêche que c’est au sein de son univers romanesque que le deus ex machina crée ces groupes d’activistes invisibles et qu’il les investit d’une mission. Ainsi, la vocation première des sociétés secrètes de Balzac est-elle d’abord fictionnelle, avant que d’être idéologique ou philosophique : elles traversent le miroir censé refléter le réel et acquièrent une puissance (au sens mathématique du terme) supplémentaire, en ce qu’elles deviennent idéales dans la dimension du mensonge romanesque.
L’approche du religieux chez Balzac, bien que s’affirmant profondément chrétien, est éminemment complexe à décrire, tant elle foisonne de références entremêlées et participe d’une espèce de syncrétisme assumé. Ainsi Balzac connaissait-il sans doute mieux qu’aucun de ses contemporains en écriture le judaïsme, à travers la kabbale en particulier. Le rôle tenu par ses protagonistes juifs, « personnages tragiques », est ainsi évalué à son exacte mesure au cœur de la Comédie humaine : « […] échappant aux préjugés de l’époque mais bénéficiant de ce capital d’ésotérisme, [les juifs] s’avèrent inclassables et imprévisibles. Ce ne sont plus des stéréotypes mais des êtres humains d’exception, que Balzac met en évidence et auxquels il s’identifie. Leur force de caractère et leur réussite sociale et humaine les désigne comme actants privilégiés propres à diversifier, enrichir, déstabiliser les schémas narratifs de manière à y introduire l’imprévu, l’intérêt des rebondissements inattendus. »
Dans sa conclusion, Anne-Marie Baron insiste sur le fait que Balzac « a réussi à édifier un système philosophique, politique, social, métaphysique fondé sur la dialectique du secret révélé et caché en même temps ». Il est sans doute le seul écrivain français à être jamais parvenu à un tel degré d’élaboration dans le cadre d’une œuvre littéraire. La Comédie humaine est bel et bien un monde en soi, mais régenté par des forces que leur démiurge explorait parallèlement à leur mise en scène. En cela, cet ensemble constitue, à l’instar des poèmes de Dante, un authentique moyen d’accès à la Sphère de la Spécialité.
Frédéric Saenen