À ADOLPHE LEMOINE-MONTIGNY
[Nohant, 25 août 1853 (?).]
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J'avais essayé de mettre des paysans sur la scène, j'ai
voulu essayer d'y mettre des villageois. Ce n'est pas la
même chose, bien que la distinction ne frappe pas au premier
abord.
Les villageois ne sont qu'à moitié paysans, les paysans
ne sont pas du tout villageois. Il n'y a de vraiment rustiques
que les groupes ou les familles, isolés dans les fermes, dans
les moulins, dans les chaumières. Plus la vie se concentre
dans un milieu borné, plus l'idée me simplifie. Le vrai
paysan est bien plus aux prises avec la nature qu'avec la
société. Il a peu de pensées, mais elles sont tenaces, peu
de volontés, mais elles sont fortes.
Les villageois sont plus instruits. Ils ont des écoles, des
industries qui étendent leurs relations. Ils ont des rapports
et des causeries journalières avec le curé, le magistrat local,
le médecin, le marchand, le militaire en retraite, que sais-je ?
tout un petit monde qui a vu un peu plus loin que l'horizon
natal. Certains ouvriers, d'ailleurs, ont, avant comme
depuis la révolution, fait quelque tour de France qui est
un voyage d'instruction, non seulement dans le métier,
mais dans la vie. Sans se piquer d'être puristes, les artisans
des villes et des villages s'expriment donc dans un langage
plus étendu et plus élevé, en apparence, que le journalier
ou le ménageot de campagne. Ils ont aussi des sentiments,
je ne dirai pas plus nobles (le beau et le bien, comme
le laid et le mal se trouvent partout), mais plus analysés
en eux-mêmes, et dont ils peuvent mieux rendre compte.
Le paysan aime surtout par instinct. L'habitant des
grandes villes y porte plus d'imagination. Celui des villages,
qui tient du citadin et du paysan, met de l'imagination
et de l'instinct dans ses affections. Chez tous, le coeur
est en jeu. Le coeur n'est pas encore si mort qu'on veut
bien le dire, et quels que soient les temps, ni les crises
politiques, ni les intérêts personnels, n'empêcheront jamais
l'amour et l'amitié de trouver en eux-mêmes une oasis au
milieu des tempêtes.
L'amitié est un sentiment chevaleresque et jeune, qui se
développe plus particulièrement chez les hommes liés par
un esprit de corps et des travaux communs. Les guerriers
d'autrefois, les artistes et les artisans d'aujourd'hui, les
séminaristes, les étudiants, les collégiens même, ont encore
un culte pour l'amitié. Dans la solitude des champs, comme
dans le tumulte du monde, l'homme arrive à ne plus
compter que sur lui-même; mais dans l'ombre du cloître,
comme sous le soleil des chemins, dans les ateliers, dans
les chantiers, comme sur les bancs des écoles, tout jeune
Oreste a son Pylade.
L'amour-propre joue un grand rôle dans la vie de l'artiste
et de l'artisan. Le paysan a une passion plus positive,
le gain. L'homme du monde sait mieux déguiser ses vanités.
Au village, elles sont naïves et passionnées.
Avec ces éléments si simples et dont tout le monde a
pu constater la réalisé, j'ai pensé pouvoir faire une pièce
qui n'a la prétention d'être ni un drame, ni une comédie,
ni une formule d'enseignement nouveau. Les meilleures
moralités sont celles qui arrivent toutes faites dans l'esprit
du spectateur, et dont il sent l'application dans une oeuvre
d'art, rendue avec la supériorité que vos admirables artistes
sauront y manifester.
Pour la mise en scène, le soin des détails et la gouverne
de l'ensemble, vous êtes artiste supérieur vous-même, et,
l'amitié aidant, comme toujours, vous ferez de peu
quelque chose.
Vous me demandez si, en annonçant au public de la
première représentation le nom de l'auteur, on doit toujours
m'appeler George Sand. Oui, sans doute, puisque
c'est un pseudonyme devant lequel le public, qui n'est pas
forcé de savoir qu'on pourrait dire madame, pourrait, cependant,
me contester le droit de faire dire monsieur.
George Sand.
Nohant, 1853.