Anne Martin-Fugier
Dans Romantisme 2007/3 (n° 137), pages 49 à 59
Les élites du XIXe siècle avaient deux types de sociabilité : hommes et femmes fréquentaient les salons, espaces tenus par des femmes ; les hommes se retrouvaient entre eux dans les cercles, les restaurants et les cafés [1].
Ce qu’on a appelé les dîners était une variante des cercles, il s’agissait de réunions périodiques entre hommes prenant la forme de repas, la plupart du temps au restaurant, parfois chez un membre du groupe, qui se sont multipliées sous le Second Empire et qui ont constitué une convivialité à la mode sous la IIIe République. Ces réunions régulières entre hommes n’avaient de commun que le nom avec les dîners que des maîtresses de maison à la mode organisaient régulièrement chez elles (Citons par exemple Mme Aubernon, célèbre pour diriger la conversation de manière autoritaire, en imposant les sujets et en rappelant à l’ordre à l’aide d’une sonnette les malheureux qui s’en écartaient ou excédaient leur temps de parole [2]
« Si l’on avait pu réunir tous les propos de table des dîners célèbres du XIXe siècle qui ont remplacé les salons du XVIIIe, ce serait la chronique vivante de notre temps » [3]
Le dîner Bixio date de 1856, le dîner Magny de 1862. Le premier porte le nom de son fondateur, le second celui du restaurateur chez qui il avait lieu. Mais le dîner Bixio s’était d’abord appelé «dîner des gens d’esprit » puis « dîner du Vendredi » car il avait lieu chaque premier vendredi du mois ; il ne prit le nom d’Alexandre Bixio qu’à la mort de celui-ci, en 1865.
Bixio avait eu une carrière atypique. Né en 1808 dans l’ancien département des Apennins, il étudia la médecine mais ne la pratiqua pas. Après avoir participé à la révolution de Juillet, il se fit journaliste.
Fondateur avec François Buloz en 1829 de la Revue des Deux Mondes, il publia la Maison rustique du XIXe siècle, dirigea le Journal d’agriculture pratique, puis devint rédacteur au National.
Sous la Seconde République, il fut envoyé extraordinaire auprès de la Cour de Turin. Membre de la Constituante, républicain modéré, il fut blessé en cherchant à haranguer les insurgés de juin 1848.
En décembre 1848, il fut ministre de l’Agriculture pendant quelques jours. Le coup d’État de 1851 qui lui valut un mois de prison marqua la fin de sa carrière politique.
Sous le Second Empire, ami des frères Péreire, il administra de grandes compagnies financières : les crédits fonciers français et italien, les chemins de fer italiens, russes et espagnols, le gaz de Paris et
les paquebots transatlantiques [6]
Le Journal des Goncourt signale, le samedi 22 novembre 1862, l’inauguration d’un dîner rituel au restaurant Magny : « Gavarni a organisé avec Veyne, le médecin de la Bohème, et Chennevières, nous et Sainte-Beuve, un dîner, deux fois par mois, qui doit s’élargir comme convives. » François Veyne, républicain de trenteneuf ans, était le médecin et l’ami de nombreux écrivains et artistes :
Champfleury, Courbet, Nadar, Murger… Certains disent que, de concert avec Sainte-Beuve, Veyne avait imaginé un dîner pour distraire Gavarni en proie à des crises dépressives depuis la mort de
son fils aîné en 1857 [7]
D’abord fixé au samedi, le dîner Magny passa au lundi en avril 1863. Sans doute parce que les trois critiques qui en faisaient alors partie, Sainte-Beuve, Théophile Gautier et Paul de SaintVictor, devaient, le samedi, travailler sur leurs feuilletons qui paraissaient en début de semaine et que le lundi était leur jour de repos. On dînait « toujours à 6 heures précises » ; on se séparait en revanche à des heures variables, « de dix heures et demie à minuit » [14]
[14]
Correspondance de Flaubert, t. III, Paris, Gallimard, coll.…. Chacun payait son écot, comme le note George Sand lors de son premier dîner Magny le 12 février 1866 : « On paie dix francs par tête, le dîner est médiocre, on fume beaucoup, on parle en criant à tue-tête et chacun s’en va comme il veut. » [15]
[15]
Nicole Casanova, Sainte-Beuve, Mercure de France, 1995, p. 412. George Sand fut en effet la seule femme invitée au dîner Magny. Preuve que ses « petits camarades » – elle les appelait ainsi – la considéraient moins comme une femme que comme leur égal, un écrivain à part entière, qui pouvait venir causer « entre hommes ».
CONVERSATIONS
13Bixio ou Magny, les thèmes abordés se ressemblent. La différence vient du talent de récit des convives.
Ils évoquent des souvenirs : Sainte-Beuve, doué d’une « mémoire prodigieuse et raconteuse » (7 octobre 1866), fait le portrait de personnalités qu’il a connues, Mme Récamier (17 janvier 1863) ou le chancelier
Pasquier (11 avril 1864). Ils évoquent le bon temps de leur jeunesse, plein de hauts faits dans tous les domaines.
Au Magny, Sainte-Beuve et Théophile Gautier reviennent sur la bataille d’Hernani (20 juillet 1863) ; Gautier, le même jour, raconte sa « baisade » avec la belle Alice Ozy.
Au Bixio, le général de Galliffet, militaire et homme à femmes, charme l’assistance : « Souvenirs de guerre, histoires d’amour, les belles, les balles, le plaisir, la revanche, il a tout conté, évoqué, et jusqu’à 11 h, nous sommes restés là, écoutant, revoyant l’Empire, la Barrucci, Marguerite Bellanger, Anna Deslions, la duchesse [sic] de Castiglione, belle jadis, si belle, folle aujourd’hui, espionne et courtisane, et le prince de Galles, et Bismarck… » (2 mai 1890). Galliffet n’est nul~lement dans le registre du regret ou de la plainte, il se veut positif. Pas de regret de sa jeunesse, c’est avec humour qu’il déclare à Claretie : « Je ne vais plus voir vos comédiennes. Elles ne me donneraient que des regrets, et je ne suis plus capable de leur donner des remords » (7 mars 1896). Pas de plainte non plus. Plutôt que d’évoquer la défaite de 1870, il pré~fère penser à la revanche possible contre
l’Allemagne : « Si notre stupide presse ne parle pas trop, si l’on ne marchande pas trop l’argent à Freyci~net, dans trois ans l’affaire est faite ! »
Robert Baldick, Les Dîners Magny, Denoël, 1972, p. 23.. Selon les Goncourt, au contraire, c’est Gavarni, repris par un goût pour la société, qui était allé demander à Sainte-Beuve de fonder avec lui un dîner [8]
[8]
Gavarni, l’homme et l’œuvre, par Edmond et Jules de Goncourt,…. D’ailleurs, au début, ils parlent dans leur Journal non pas du « dîner Magny » mais du « dîner de notre société, baptisée la société Gavarni, chez Magny » [9]
[Quel qu’en ait été le véritable initiateur, le dîner Magny était conçu comme un lieu de rencontre, de conversation, de parole libre : chacun des participants se proposait de « tirer son épingle du jeu, se faire un petit coin de société où il y ait toutes les tolérances d’opinions et de convic~tions »
[11]
[11]Edmond et Jules de Goncourt, Journal, ouvr. cité, t. I, p. 907.. Les Goncourt, au retour de la
campagne, notent, le 17 août 1863 : « …nous retombons avec plaisir dans ce
parloir de Magny » [12]
[12]
Ibid., p. 997.. Et le 4 septembre 1867 : « Magny aura été, en dépit de quelques empêcheurs,un des derniers cénacles de la vraie liberté de penser et de parler. » Cependant, dès le premier dîner, les frères Goncourt eurent le projet de consigner les propos des convives. Sainte-Beuve raconta qu’il avait demandé à M. de Noailles s’il se rappelait le mot de Talleyrand
à Mme de Luxembourg qui avait lancé sa réputation d’homme d’esprit.
Comme M. de Noailles n’en avait pas le souvenir, Sainte-Beuve songeait à interroger la comtesse de Boigne et concluait : « C’est terrible, toutes ces choses qui se perdent d’un temps, les mots,
les conversations ! » [13]
[13]
Ibid., p. 887. Et Goncourt d’ajouter : « Et moi, je pensais que j’allais écrire pour l’avenir, aussi, ce qu’il me disait là et ce qu’il croyait tomber dans le vide, dans le néant, dans l’oubli, dans une oreille et non dans ce livre. »
Le dîner aurait donc ses chroniqueurs, chroniqueurs d’autant plus redoutables qu’ils ne se donnaient pas comme tels. Une fois publié, leur témoignage prêta à contestation et même gravement lorsque, en 1890, le Journal du siège rapporta des propos de Renan mettant en cause son patriotisme pendant la guerre de 1870.
Convivialité masculine au XIXe siècle : les dîners Bixio et Magny
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