À CHARLOTTE MARLIANI
[Marseille, 17 mars 1839.]
Chère amie, que vous êtes aimable et bonne de vous
occuper de moi comme vous faites ! Quand donc, moi, vous
serai-je bonne à quelque chose ?
Puisque Buloz vous remet l’argent de Simon, envoyez-le
moi car celui que Chopin attend de son éditeur souffre quelque
retard et je touche avec mon hôtesse au quart d’heure
de Rabelais. Dans ma dernière lettre à Buloz que je vous ai
fait passer je lui demandais de m’envoyer le tout à la fois,
mais j’aime autant avoir quelque chose tout de suite. Vous
aurez, dans peu de jours, mon article sur Mickiewicz qui
sera je crois plus long que je ne l’annonçais. Quant aux
Cordes de la lyre, tenez ferme, chère amie, pour qu’elles soient
insérées dans la revue. La forme convient aussi bien que
toute autre chose à la revue, mais ne voyez-vous pas que
notre Buloz hésite et recule parce qu’il y a cinq ou six phrases
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assez hardies et que le cher homme craint de se brouiller
avec son cher gouvernement ?
Ne lui dites pas que j’en vois bien la raison, mais insistez.
Je couperai où il faudra, mais je ne consentirai pas à perdre
la meilleure voie de publication et 2 500 f. dont il ne pourrait
me dédommager qu’à mes propres dépens. Quant au moyen
de le publier, il faut qu’il se résigne à en faire deux numéros.
Il pourrait même y consacrer un n[umér]o tout entier de
la Revue. Il a toujours le moyen de s’en tirer quand il en a
envie. Les actes sont coupés en parties différentes, il est
bien aisé de diviser. Leroux se chargerait de décider si c’est
après le 2e ou le 3e acte qu’il faut faire la coupure, moi je ne
me souviens pas de l’étendue de ces actes, ni de la distribution
des sujets traités dans les différents actes. Envoyer ici
le manuscrit et le renvoyer serait trop long.
En outre, je voudrais que cela parût, car plus la Revue
tarde à m’insérer plus les réimpressions tardent à venir et
conséquemment je me trouve gênée, faites-le marcher, ma
chère belle. Aux termes de mon traité il est obligé d’insérer
sans aucun retard tout ce que je lui donne. Traitez-le toujours
avec douceur c’est le meilleur moyen d’en venir à bout.
Mais ne soyez pas dupe de ses petites lâchetés. Je sais aussi
bien que lui ce qui serait hors de place dans la revue, à
preuve que je me suis résignée à perdre moitié sur Lélia
plutôt que de faire fragmenter cette longue tartine. Il faut
vous dire aussi que tout ce qui est un peu profond dans
l’intention effarouche le Bonnaire et le Buloz, parce que
leurs abonnés aiment mieux les petits romans comme André
et compagnie qui vont également aux belles dames et à leurs
femmes de chambre. Ces messieurs espèrent que je vais
bientot leur donner quelque nouvelle à la Balzac. Je ne
voudrais pas pour tout au monde me condamner à travailler
dans ce genre éternellement, j'espère que j'en suis sortie
pour toujours. Ne le dites pas à notre butor, mais à moins
qu’il ne me vienne un sujet où ces petites formes communes
puissent envelopper une grande idée, je n’en ferai plus,
j’en ai trop fait. D’ailleurs je crois qu’on en a assez fait et
que ce genre s’épuise ! Il tombe dans le commun le plus
commun. Laissez gémir Buloz, qui pleure à chaudes larmes
quand je fais ce qu’il appelle du mysticisme, et poussez à
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l’insertion. Il faut bien que les lecteurs de la revue se fassent
un peu moins bêtes, puisque moi je me fais moins bête de
mon côté. Pardon, chère bonne amie, de tous ces détails,
mais je suis sûre que vous m’approuverez. Encore un mot
pour en finir avec Buloz faites-moi envoyer la Revue depuis
le dernier n[umér]o de Spiridion. J’avais écrit à Buloz de me
l’adresser ici, il ne l’a pas fait.
Chopin va toujours très bien. Il me charge de vous remercier
bien tendrement de tout l’intérêt que vous prenez de
lui. Soyez sûre que lui aussi vous aime bien, et que chacune
de vos lettres est une fête pour nous deux. Le Docteur est
très content de sa santé, il nous mène souvent promener
et dîner ensuite chez lui où il nous traite en gourmets. Hier,
il a versé à son malade un demi-verre de champagne coupé
d’eau, quand il lui en versera un pur, il sera bu à votre santé.
Je vous quitte, voici notre bon Docteur et il n’y a pas
moyen de causer avec d’autres qu’avec lui, même avec
vous; vous savez que le Docteur ne tarit guère. Il vous dit
mille compliments, mille amitiés.
Je ferme ma lettre, car l’heure du courrier arrive, et je
veux vous embrasser par ce courrier.
George