西尾治子 のブログ Blog Haruko Nishio:ジョルジュ・サンド George Sand

日本G・サンド研究会・仏文学/女性文学/ジェンダー研究
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サンドーフロベール Marie-Claude Schapir 1

2020年09月03日 | 覚え書き

https://www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-psychanalyse-2003-2-page-139.htm?contenu=resume

« Le cœur est inséparable de l’esprit. ceux qui ont distingué l’un de l’autre n’avaient ni l’un ni l’autre. »  Parmi les jugements masculins infâmes portés surGeorge Sand, le plus connu n’est pas celui des Goncourt que l’on trouve dans leur journal à la date du 8 décembre 1893 :

   Si on avait fait l’autopsie des femmes ayant un talent original, comme  Mme Sand, Mme Viardot etc… on trouverait (sic) chez elle des parties génitales se rapprochant de l’homme, des clitoris un peu parents de nos verges.

Le mérite d’un tel énoncé est de nous apprendre deux choses : il donne la mesure du risque que prend une femme à vouloir devenir auteur au xixe siècle et il confirme que la sexualisation et même la bisexualisation à l’œuvre dans l’écriture n’est pas une invention de la psychanalyse.

D’une manière symbolique sinon anatomique, il est vrai que, pour George Sand, le sexe de la nature et le sexe de l’identification – le « genre » – ne coïncident pas. Si elle naît avec les dispositions bisexuelles que l’on reconnaît à l’enfant, elle devient vite et décidément garçon – disons en termes freudiens qu’elle développe un fort « complexe de masculinité » [1][1]Cf. S. Freud, « La féminité », Nouvelles conférences…

 – en raison de son roman familial et de l’éducation qui lui est donnée. Fille unique, elle est le substitut d’un père, officier de Napoléon, mort accidentellement à trente ans. Substitut passionnellement investi par deux femmes, sa mère et sa grand-mère qui se disputent sa possession. Elle dira toute sa vie son attachement « d’entrailles » à une mère plébéienne, possessive et violente, qui décide sans le savoir de son orientation vers la liberté, la créativité et l’amour du peuple.

La double et durable identification à une mère phallique et à un père absent et fortement idéalisé détermine le sexe imaginaire de l’enfant. La formation donnée par une grand-mère aristocrate et rationaliste le confirme. Deschartres, le précepteur de son père, dispense son savoir à Aurore qui étudie en même temps qu’elle joue les garçons manqués dans une libre et active vie campagnarde. Jusqu’à ce que, quelque peu débordée, sa grand-mère la mette au couvent à Paris renouant avec l’orthodoxie de son milieu qui veut qu’une fille se conforme et se marie. Sand l’écrit en une formule percutante à Poncy, poète et prolétaire : « Je fus faite demoiselle et héritière [2][2]Correspondance, VI, p. 328, G. Lubin, Garnier, 1969.

. » On entend bien là qu’elle récuse à tout jamais le statut social de femme qu’on prétend lui imposer. Freud explique qu’on devient femme en renonçant à l’activité tolérée chez l’enfant et en acceptant « la poussée de passivité qui introduit le tournant vers la féminité [3]« La féminité », p. 174.

 ». Tournant qui paraît problématique voire interdit à celle qui ne pouvait que rester fidèle, au cœur d’une injonction paradoxale, à la légende paternelle, à la bohème maternelle et à l’ambition intellectuelle grand maternelle. Elle essaya honnêtement le mariage et la « passivité » pendant une période de latence fragile qui vola en éclats sous l’impulsion d’un prodigieux désir de liberté à laquelle elle se livra pour toujours et sans concession.

Les modalités de la rupture sont sans ambiguïté. Elle change de lieu : elle vient à Paris avec sa fille et son amant, Jules Sandeau, avec lequel elle ébauche une collaboration littéraire avant de bien vite voler de ses propres ailes. Elle organise son temps de façon à satisfaire aux exigences de ses deux sexes. Elle obtient de son mari de se partager, selon une alternance trimestrielle, entre Nohant – où elle s’occupe de sa maison et de son fils – et Paris, où elle écrit. À Paris, elle instaure l’autre coupure, le jour pour vivre, la nuit pour écrire, à laquelle elle sera fidèle toute sa vie. Elle change de moi en changeant d’habit et de nom. Les conditions pratiques de la transformation étant acquises, reste à se mesurer aux irréductibles différences de l’autre sexe dont elle se montre tout à fait avertie :

Que la femme soit différente de l’homme, que le cœur et l’esprit aient un sexe je n’en doute pas […] mais cette différence essentielle pour l’harmonie des choses et pour les charmes les plus élevés de l’amour, doit-elle constituer une infériorité morale ?

Sand a dès cette époque (et la lecture critique qu’elle fait de Montaigne le prouve) la juste conviction que « l’infériorité morale attribuée à la femme » est d’ordre culturel :

Cette ineptie et cette frivolité que vous nous jetez à la figure, c’est le résultat de la mauvaise éducation à laquelle vous nous avez condamnées, et vous aggravez le mal en le constatant. Placez-nous dans de meilleures conditions, placez-y les hommes aussi, faites qu’ils soient purs, sérieux et forts de volonté, et vous verrez bien que nos âmes sont sorties semblables des mains du créateur [4][4]HDMV, II, p. 126

Elle ne dira pas autre chose quand, trente ans plus tard, écrivant à Flaubert qui dans un accès d’auto-dérision qui va loin, se dit hystérique comme une femme et suggère qu’il a peut-être les deux sexes :

[…] pour les gens forts en anatomie il n’y a qu’un sexe. Un homme et une femme c’est si bien la même chose que l’on ne comprend guère les tas de distinctions et de raisonnements subtils dont se sont nourries les sociétés sur ce chapitre-là. J’ai observé l’enfance et le développement de mon fils et de ma fille. Mon fils était moi, par conséquent femme bien plus que ma fille qui était un homme pas réussi [5[5]Gustave Flaubert-George Sand, Correspondance, p. 121,…

Quoi qu’on pense des transferts à l’œuvre concernant Maurice et Solange, l’important est de retenir que la bisexualité se loge en chacun d’entre nous et que, théoriquement, la ligne de partage ne passe pas entre un homme et une femme mais à l’intérieur de chaque homme et de chaque femme. Cette intime conviction explique la spécificité de Sand dans sa gestion du masculin et du féminin, qui est de s’évertuer à une intrépide conciliation des deux. L’évidence de la dévalorisation du féminin qu’elle constate et qui la fait aspirer aux vertus masculines cohabite chez elle avec un attachement à des valeurs féminines auxquelles, pour certaines, elle ne saurait renoncer sans reniement et toute sa vie milite pour une double appartenance sexuelle. Elle est homme par ses choix de vie, son indépendance financière acquise grâce à un métier qui demande créativité et intelligence et sa liberté sexuelle. Les contours de sa féminité, même malmenés par des exigences contradictoires, restent stables. De manière intransigeante elle reste mère et défend ses droits contre un mari qui ne rêve que de lui faire payer ses abandons. Toute sa vie elle rayonne sur un foyer. Éprise de liberté, elle est envahie par les « autres » qui lui prennent beaucoup de temps, d’énergie et d’argent. Sans doute est-ce là un trait féminin un peu pervers que cette recherche de dépendances multiples (enfants, amants, amis, maisons) qui doit ne pas être sans bénéfices : l’exercice du pouvoir dans des domaines où la concurrence masculine est inexistante, le besoin de se rendre indispensable pour se sentir aimée, la stratégie qui consiste à se donner entièrement pour mieux posséder. Cependant, les voies de l’émancipation sont étroites et le monde se chargera de le lui faire savoir. Quel homme acceptera le dialogue avec une femme devenue forte ? Quelle société tolérera une femme devenue libre ? Quelle littérature écrira une femme devenue intelligente ? Tout en faisant la brillante démonstration que la liberté et la compétence masculines ne sont pas inaccessibles aux femmes, Sand va découvrir que la souffrance, dont elle est familière depuis l’enfance, ne fait que se creuser : elle la découvre dans le conflit des sexes dont son mariage est loin de lui avoir révélé l’essentiel. Elle la trouve au cœur de l’amour maternel qui est une entrave à la liberté, une source de dépendance et de culpabilité. Enfin l’incertitude identitaire, qui a rendu possible le déplacement sexuel qu’elle opère et dont elle escompte un apaisement, est à l’origine d’un surcroît de souffrance dû à l’exercice lui-même et à la violence du jugement social porteur de stigmatisations et d’avanies de toutes sortes. Notre virtuose de l’intenable vit souvent dans l’agitation, le mécontentementde soi, la tentation du suicide et se plaint à Sainte-Beuve :

Il y a des hommes qui viennent au monde tout faits … Ils m’inspirent une sorte de jalousie mauvaise et chagrine, car après tout, pourquoi ne suis-je pas comme eux ? Je suis auprès d’eux dans la situation des bossus qui haïssent les hommes bien faits, les bossus sont généralement puérils(sic) et méchants mais les hommes bien faits ne sont-ils pas insolents, fats et cruels envers les bossus [6][6]Correspondance, lettre à Sainte-Beuve, 18 juin 1833, II, p. 329.

 ? Reste à voir comment, tributaire des exigences des deux sexes, notre « bossue » s’y prend pour marcher droit en littérature.

* * *

Il est remarquable de constater à quel point sa pratique est, à tout moment, marquée d’ambivalence, ou peut-être faudrait-il dire de bilatéralité, tant le masculin et le féminin vont de pair, comme dans sa vie, dans tous les aspects de sa production.Écrire est d’abord pour elle un métier. Elle écrit pour vivre et faire vivre son entourage jusqu’à ses derniers jours. Elle entretient sa maison, établit ses enfants, donne de l’argent à plus pauvre qu’elle sans esquiver jamais ce qu’elle tient pour sa responsabilité. Dure en affaires, elle assimile mieux que beaucoup d’écrivains de son temps les nouvelles contraintes éditoriales qui font du livre une marchandise dépendant de l’opinion du consommateur. Elle travaille beaucoup, elle aime l’effort et la discipline. Loin de tout amateurisme, elle se documente sérieusement pour chaque ouvrage et la somme de ses savoirs en fait un des esprits réellement cultivés de son époque. Cependant elle semble tenir peu de compte de ce qu’elle écrit et prétend ne pas se souvenir de ses textes. Il est vrai que son imagination sans limites, sa puissance de travail énorme, sa facilité de plume lui permettent de se laisser aller à une production compulsive qu’elle dit ne pas contrôler. Aussi sera-t-elle perçue par les écrivains masculins comme une intarissable bavarde abandonnée à une logorrhée sans rapport avec les exigences de l’écriture.

Le contenu de ses romans ne semble pas devoir racheter leur forme. Elle écrit des romans d’amour qui se terminent par des mariages et en cela restent conformes à l’attente du lecteur ou plutôt de la lectrice de romans. Là n’est évidemment pas son ambition. Elle écrit sans se lasser sur la condition qui est faite aux femmes dans la société de son temps. Elle met en place les modalités d’un nouveau mariage fondé sur l’égalité des sexes. Elle écrit beaucoup sur les enfants, sur les relations des filles aux pères, des fils aux mères. Échappant aux stéréotypes, elle écrit sur la complexité du féminin dans un monde où la condescendance méprisante de l’homme écrase les femmes. Ce faisant elle crée des types de femmes intelligentes, fortes et libres dont Consuelo est le parangon mais pas le seul exemple. Edmée de Mauprat, Lucrezia Floriani, Lucie La Quintinie, Celie Merquem ou Nanon, toutes savent allier, dans des tempéraments d’exception, les plus belles qualités des deux sexes.

Le « cœur » et « l’esprit » sont pourtant de cohabitation délicate. Il faut beaucoup d’invention romanesque pour que les meilleurs des hommes acceptent comme un progrès de laisser parler la part féminine de leur moi. Quant aux femmes, il semble bien acquis que, pour sensées qu’elles deviennent, elles ne renonceront pas à écouter leur cœur, à commencer par leur créatrice qui revendique cette spécificité de son sexe : « Rien n’entre dans mon esprit si ce n’est par le cœur [7][7]Correspondance, VI, p. 467.

 », « le cœur est toujours pris au détriment de la tête [8][8]Corr. F-S, p. 252.

 ». De là ce qui est généralement considéré comme une autre de ses faiblesses, une empathie qui fait la part belle aux sentiments mais aussi à la morale. Flaubert redoute son côté « sermonneuse », « bénisseuse ». Baudelaire écrit : « elle a dans les idées morales la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues [9][9]C. Baudelaire, Œuvres complètes, p. 1280, Bibliothèque de la…

 ». Proust est sévère à l’égard de ce qu’il appelle « les bons sentiments ». Il est vrai que Sand a l’esprit de sérieux. Elle est peu encline à l’ironie. Idéaliste et pédagogue, elle croit à la performativité du bien.

Il semble cependant évident que ces hommes intelligents ont, ou mal identifié ou englobé dans une réprobation qui en dit long sur leur propre fonctionnement moral, un certain nombre de transgressions qui n’étaient pourtant pas minces. La plus évidente est de mener la vie indépendante et sexuellement libre qu’elle n’a guère osé donner à ses héroïnes et qu’elle tait dans ses écrits personnels. Une autre est d’écrire, et d’écrire des romans d’amour où sont traités des sujets sérieux qui demandent un engagement intellectuel, social ou politique. Le péché de M. Antoine s’interroge sur les effets de l’industrialisation. Mademoiselle La Quintinie traite de la religion, Nanon de l’Histoire et des Révolutions, Consuelo de la musique, de l’histoire de la Bohème, des sociétés secrètes. Enfin une réelle audace littéraire est l’affirmation d’un « je » véritablement autonome dans une autobiographie qui est un monument sans beaucoup d’équivalents dans son siècle. Ainsi persiste, à travers les années, une aptitude peu commune de Sand à se maintenir dans les deux sexes, à lutter sans cesse pour préserver ou corriger son image souvent mise à mal par une société qui n’accepte guère que l’on vive dans sa marge. Elle dira à la fin d’Histoire de ma vie le mensonge de cet apparent équilibre :

La vie que je raconte ici était aussi bonne que possible à la surface. Il y avait pour moi du beau soleil sur mes enfants, sur mes amis, sur mon travail ; mais la vie que je ne raconte pas était voilée d’amertumes effroyables [10][10]HDMV, II, p. 439.

.

Et il est vrai que l’on perçoit dans l’œuvre une voix souterraine qui échappe à l’irrépressible commentaire d’une intelligence organisée et volontariste. Comme il arrive chez les grands écrivains, le texte en sait plus sur l’auteur que l’auteur lui-même et se déploie alors, au cœur du texte mais en bordure de son sens littéral, une écriture du trouble qui dit les houles profondes de l’inconscient.

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Sand écrit à Flaubert « ne (savoir) jouer qu’avec (ses) propres désastres [11][11]Corr. F-S, p. 519.

 ». Ces territoires étranges et douloureux sont ceux où la différence des sexes déniée ou aménagée, dans l’univers diurne de ses romans, revendique une expression. On trouve un déni explicite à l’origine même de la pulsion créatrice de sa pré-adolescence dans le rêve éveillé de Corambé qui n’a pas encore de traduction littéraire concrète. Ce génie du bien qui « console et répare sans cesse » est « pur comme Jésus » et « beau comme Gabriel ». Production d’un actif inconscient (« Corambé se créa tout seul dans mon cerveau »), il est surdéterminé dans sa caractérisation sexuelle :

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Et puis, il me fallait le compléter en le vêtant en femme à l’occasion, car ce que j’avais le mieux aimé, le mieux compris jusqu’alors, c’était une femme, c’était ma mère… En somme il n’avait pas de sexe et revêtait toute sorte d’aspects différents… Je voulais l’aimer comme un ami, comme une sœur, en même temps que le révérer comme un dieu [12][12]

HDMV, I, p. 813.

On note dans ce rêve d’enfant, bien évidemment interprété par la femme adulte qui s’en souvient, la confusion des sexes qui se neutralisent dans le déni de leur différence. Corambé console de toute douleur dans une relation fusionnelle et a-conflictuelle dont son androgynéité est la garantie.

Plus tard dans sa vie adulte, cette possession intérieure est, dans les lettres à Flaubert, nommée « l’Autre », à la fois personnification romantique de l’inspiration et préfiguration de l’inconscient :je ne peux rien trouver en moi. C’est l’autre qui chante à son gré, mal ou bien, et quand j’essaie de penser à ça, je m’en effraie et je me dis que je ne suis rien, rien du tout [13][13]Corr F-S, p. 103.

Il est caractéristique de voir Sand, qui habituellement déploie une grande énergie pour s’assurer la maîtrise de son existence, s’inquiéter de cette puissance intérieure qui la renvoie à une identité creuse. Si elle a écrit pendant si longtemps c’est sans doute pour vivre, mais aussi pour survivre, dans le monde parallèle de la fiction édifié à partir d’expériences difficiles et cependant aptes à la protéger d’agressions plus sévères. La revendication de l’identité des sexes dans la réalité, la construction de nouveaux rapports masculin/féminin a-conflictuels dans la fiction, n’empêchent pas le refoulé de faire retour dans les textes de manière allusive, ce qui le rend d’autant plus complexe et précieux. Sans doute une femme est-elle comme un homme mais quand même une femme n’est pas un homme. Le désir, qui est le grand non-dit de l’élaboration sandienne consciente des rapports du masculin et du féminin, revendique ses droits à l’expression à la faveur d’une écriture troublée qui fait frémir les récits sans s’écarter – et c’est probablement là qu’est sa limite – du pacte originel de moralité scellé entre l’auteur et son lecteur. C’est pourtant bien parce que la transgression est sous-jacente et que la communication se fait d’inconscient à inconscient que ses meilleurs lecteurs ont pu être des hommes à la sexualité non normative et suffisamment artistes pour entendre ce qui n’était pas dit.

 

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