抜粋 La misogynie littéraire. Le cas Sand Silvia Lorusso
Résumé La misogynie littéraire, un sous-type de la misogynie en général, est un phénomène ancien. Dans sa forme la plus moderne elle trouve ses racines dans la pensée rousseauiste. Cet article essaie d’illustrer trois causes pouvant fonder une telle haine : d’abord une motivation sociale (la femme doit être l’ange du foyer domestique) ; une deuxième raison, qui relèverait du domaine de la morale (les romans des femmes auteurs sont trop passionnels) ; et une troisième, sexiste celle-ci (« le génie est mâle »). Tels sont les motifs qui semblent à la base de la rancune du monde littéraire contre George Sand, femme trop libre et auteure de renom. Voilà pourquoi, plus que toute autre, elle a suscité une haine violente de la part de plusieurs écrivains et critiques plus ou moins illustres.
Mots-clés :Sand (George), misogynie, bas-bleus, haine, critique littéraire du XIXe siècle, rhétorique, d’Aurevilly (Jules Amédée Barbey)
7 Bien connue est aussi la misogynie de Baudelaire qui explose, comme on le verra, dans ses attaques célèbres contre George Sand. Le poète avait donné une place toute particulière à la misogynie spécifiquement littéraire, ainsi que le montre ce passage des Conseils aux jeunes littérateurs :
- Je suis obligé de ranger dans la classe des femmes dangereuses aux gens de lettres, la femme honnête, le bas-bleu et l’actrice ; – la femme honnête, parce qu’elle appartient nécessairement à deux hommes et qu’elle est une médiocre pâture pour l’âme despotique d’un poète ; – le bas-bleu, parce que c’est un homme manqué ; l’actrice, parce qu’elle est frottée de littérature et qu’elle parle argot.13
- Ch. Baudelaire, Des Maîtresses, dans Conseils aux jeunes littérateurs, dansCritique littéraire, dans Œuvres Complètes, vol. II, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 19 (Première publication dans l’Esprit public, 15 avril 1846).
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- À noter, par ailleurs, que Sainte-Beuve avait écrit de même : « La femme qui
- se fait auteur, si distinguée qu’elle soit, et même plus elle l’est, perd son
- principal charme qui est d’être à un et non pas à tous »14.
14. C. A. de Sainte-Beuve, Mes Poisons, préface de P. Drachine, Paris, Corti, « Collection Romantique », 1988, p. 242 (notes CLXXI et CLXXII des Notes et Pensées). Sainte-Beuve a écrit plusieurs fois sur George Sand. Il fait alterner sympathie et admiration (dans les articles publics) et dureté (dans ses pensées privées). Cf. Ibid., p. 114-166 ; les articles sur Indiana, Valentine, Lélia Id., « Indiana par George Sand », dans Le National, 5 octobre 1832 ; Id., « Valentine, par George Sand, auteur d’Indiana », dans Le National, 31 décembre 1832 ; Id., « Leila », dansLe National, 29 septembre 1833 (articles toujours repris dans ses Critiques et portraits littéraires et/ou dans Portraits contemporains) ; Id., l’article sur « La Mare au Diable, La petite Fadette, François le Champi », dans Le Constitutionnel, 18 février 1850 (article repris dans ses Causeries du lundi et Galerie des femmes célèbres).
Si tous deux traitent de la femme auteur, et donnent des conseils en amour, et si l’un et l’autre considèrent comme dangereux l’amour pour une femme auteur, la motivation en est différente. L’accusation que Baudelaire porte contre la femme honnête est à transférer, pour Sainte-Beuve, sur la femme auteur : son incapacité à se concéder à un homme seul.10
Les Goncourt souffriront eux aussi de cette maladie bizarre qui veut que le talent ne puisse pas résider dans un corps féminin. En août 1857, ils écrivent en effet : « Le génie est mâle. L’autopsie de Mme de Staël et de Mme Sand auraient été curieuses : elles doivent avoir une construction un peu hermaphrodite »15. 15 E. et J. de Goncourt, Journal, vol. I, éd. R. Ricatte, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 295. (« Du 20 au 26 août 1857 »).
Idée reprise plusieurs années plus tard par Edmond qui, le 8 décembre 1893, remarque être persuadé que « si on avait fait l’autopsie 綿密な検討 死体解剖des femmes ayant un talent original, comme Mme Sand, Mme Viardot, etc., on trouverait chez elles des parties génitales se rapprochant de l’homme, des clitoris un peu parents de nos verges »16. 16 Id., Journal, vol. III, éd. R. Ricatte, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 891-892 (« Vendredi 8 décembre 1893 »). Jusqu’à Jean Larnac qui, dans son Histoire de la littérature féminine en France, s’autorise cette sentence : « Les femmes n’ont pleinement réussi que dans la correspondance qui n’est qu’une conversation à distance, la poésie lyrique et le roman confession, qui ne sont qu’un épanchement du cœur »17. . Larnac, Histoire de la littérature féminine en France, Paris, Éditions Kra, « Les documentaires », 1929, p. 257. Larnac consacre le chapitre VIII à l’Époque de George Sand (Ibid., p. 185-218), où Sand est vue comme la femme amoureuse, qui parle toujours d’amout. Ainsi, encore une fois, au cas où l’on arrive à admettre la possibilité qu’une femme écrive, son seul domaine ne peut qu’être celui des sentiments et du cœur.
Dans ce catalogue d’insultes à l’encontre de Sand ne pouvaient manquer celles des Goncourt. Ses fautes sont toujours les mêmes : descendance rousseauiste et sexualité féminine et équivoque. En septembre 1857, ils décrètent : « Génie faux et faux génie, qui descend de Paul et Virginie par l’Astrée. De Mlle de Scudéry à Mme Sand en passant par Mme de Staël, les femmes ont le génie du faux »69. 69 E. et J. de Goncourt, Journal, vol. I, cit., p. 296.
Dix ans après (le 25 mai 1868) ils écriront : « Mme Sand, un sphinx ruminant une vache Apis »70.
70 E. et J. de Goncourt, Journal, vol. II, cit., p. 154 (« 25 mai 1868 »). Sand montrait envers les Goncourt une certaine indulgence dictée par un sentiment de supériorité. Sur les rapports entre les Goncourt et Sand, cf. M. Pinault, « De la bienveillance à la rosserie… George Sand et les Goncourt », dans Barry-Magazine, 16, hiver 1990, p. 47-50. À certaines imprécisions de cet article, Georges Lubin répondait dans G. Lubin, « George Sand et les frères Goncourt : De la rosserie à la bienveillance », dans Barry-Magazine, 18, mai 1991, p. 77.
Le sexe de Sand devient pour tous un problème. La première transgression qu’on lui reproche, c’est celle d’être une femme (qui écrit) ; la deuxième, celle d’être une femme qui vit dans la plus grande liberté sa vie sexuelle ; la troisième transgression enfin, qui me semble être en contradiction avec les deux autres, celle de ne pas être vraiment une femme ! Nous avons déjà vu que pour les Goncourt l’autopsie検視・死体解剖 de Sand aurait été curieuse, elle devait avoir une « construction un peu hermaphrodite »71
71 E. et J. de Goncourt, Journal, vol. I, cit., p. 295.
« Cette femme qui est un grand homme »82, à qui rien n’est permis parce qu’« elle est femme »83. Dans les Mémoires de Dumas, Sand est « ce génie hermaphrodite, qui réunit la vigueur de l’homme à la grâce de la femme ; qui, pareille au sphinx antique, vivante et mystérieuse énigme, s’accroupit aux extrêmes limites de l’art avec un visage de femme, des griffes de lion, des ailes d’aigle »84. Enfin pour Flaubert elle était « du Troisième sexe »85. Pour ces appréciateurs de Sand, son ambiguïté sexuelle devenait une ressource et non pas une négation de sa féminité.
- 82 J. Janin, « Mme George Sand », dans A. de Montferrand (dir.), Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises, cit., p. 454-455.
83 Cf. Ibidem.
84 A. Dumas, George Sand (année 1832), dans Id., Mes Mémoires, dans Id., Œuvres complètes, vol. X, Paris, Calmann Lévy, 1884, p. 241-248, p. 242.
85 G. Flaubert et G. Sand, Correspondance, éd. A. Jacobs, Paris, Flammarion, 1992, p. 196 (Lettre du 19 septembre 1868 : « Mais cependant, quelle idée avez-vous donc des femmes, ô vous qui êtes du Troisième sexe ? »).
86 É. Zola, George Sand, dans Id., Documents littéraires. Études et portraits, Paris, Charpentier, 1881, p. 195-240, p. 210. L’article avait été publié pour la première fois dans Le Messager de l’Europe, en 1876. Cf. M. Reid, Zola lecteur de Sand, dans Id., Signer Sand. L’œuvre et le nom, Paris, Belin, 2003, p. 199-223. Il est évident que par le biais de son nom de plume, de sa façon de s’habiller etc., Sand elle-même jouait sur l’ambiguïté de son genre, ce que montre également sa correspondance. Cf., entre autres, B. Didier, George Sand écrivain. « Un grand fleuve d’Amérique », Paris, PUF, 1998 ; I. H. Naginsky, George Sand. L’écriture ou la vie, Paris, Champion, 1999.
Référence électronique
Silvia Lorusso, « La misogynie littéraire. Le cas Sand », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 7 | 2017, mis en ligne le 15 novembre 2017, consulté le 21 janvier 2019. URL : http://journals.openedition.org/rief/1473 ; DOI : 10.4000/rief.1473