NICOLE GRÉPAT
George Sand, un imaginaire sous influences
2020 FÉVRIER 2020 (VOLUME 21, NUMÉRO 2)
George Sand, un imaginaire sous influences
Qu’il est aventureux d’appréhender l’œuvre sandienne !
Féminin, féminité, féminisme : le témoignage engagé de George Sand
Romantique ou gothique, George Sand fournit des armes pour dénoncer la condition féminine de son époque. Pour cela, elle s’adonne à l’exploration de la spirale du Moi dans la construction de ses personnages : que ce soit Indiana, une héroïne gothique double, ou Valentine, qui décline les malheurs de la vertu, ou encore Lélia, souvent en excès cérébral, et même Consuelo, qui mène un parcours initiatique à valeur d’exemplum6, ces héroïnes vertueuses et sensibles, ces femmes irréprochables, se révèlent de bien mystérieuses duettistes, adoubées par un patriarcat omniprésent, mais désabusées et réfugiées dans le sublime des alliances contraires. Bipolaires, elles font l’éloge d’une littérature de la liberté, du libertinage et du libertaire ; toutes espèrent sortir des schémas classiques qui entravent et enferment.
7Ann Radcliffe et Catherine Cuthbertson impulsent, en figures tutélaires, les explorations sandiennes de la condition féminine, dénonçant l’effacement systématique des femmes des sphères du pouvoir de l’époque. À la lumière de leurs ouvrages, Sand analyse des stratégies possibles de survie, un pouvoir d’action pouvant paradoxalement surgir de ces victimes. L’autrice fait preuve, dans toute son œuvre, d’un regard aiguisé sur le sujet féminin et la représentation que son époque se fait de la féminité, et cherche à combattre la dévalorisation systématique des femmes qui la caractérise : assistée, handicapée ou immature quand il s’agit d’assumer une quelconque décision, la femme voit sa place fixée à mi‑parcours entre l’enfant qu’on protège ou le vieillard qu’on assiste. Ce sont les propres angoisses de Sand, en tant que femme dans cette période instable de l’Histoire et en tant qu’être aux histoires personnelles turbulentes, qui sont le terreau fertile de son imaginaire. Victime elle‑même du syndrome de la Madone et de la prostituée, elle place ses héroïnes dans un lieu typologiquement patriarcal, dont le château gothique est une variante habituelle, permettant de servir les motifs de l’emmurement et de l’enterrement vivant qui conditionnent l’invisibilité féminine au sein des structures décisionnelles. Elles sont présentées ainsi comme des êtres vulnérables, objets de menaces institutionnalisées et ainsi dépossédées des ressources de leur propre corps : « […] le château se dresse comme un édifice polémique qui oppose à toute pénétration étrangère l’épaisseur de ses murs et des convenances qui servent de protection contre le monde extérieur […]7. »
8S. Bernard Griffiths analyse La Mare au diable comme un réel itinéraire initiatique, qu’elle approche aussi du cheminement romanesque vénitien de Mattea : « L’espace s’impose comme partie intégrante de la fabrication fictionnelle des personnages8. » Comme pour l’influence gothique, la théâtralité du lieu opère avec toutes ses exigences diégétiques de structures labyrinthiques, chères aux épreuves initiatiques. C’est pourquoi Sand crée des personnages‑paysages féminisés, elle reprend des coutumes qu’elle littérarise, elle spiritualise aussi la condition paysanne afin de survaloriser l’esthétique de ses êtres champêtres. La mare au diable est « la source d’émanations malfaisantes, le centre d’un cercle magique, dont les héros, subjugués par un envoûtement inconnu, demeurent prisonniers », la mare « fonctionne comme un magique aimant générateur d’une circularité fatale »9. L’esthétique du fantastique rejoint la poétique gothique et la primitivité des êtres permet que leur soient révélés les secrets du monde surnaturel, ils sont dotés d’une véritable aptitude pour voir au‑delà du visible, ce que la civilisation ne permet pas d’appréhender. De plus, la parole est donnée aux femmes de la Province face à celles de Paris, et aux femmes du Peuple face aux élites cultivées : c’est ainsi que le combat sandien s’enclenche, revendicatif et même revanchard parfois, la dignité métapoétique est en marche…
9Il faut aussi noter qu’à côté du château gothique, de ses labyrinthes et souterrains, la thématique féminine du clos et de l’ouvert sous‑tend aussi, paradoxalement, la symbolique du jardin, de l’espace végétal ou floral, et le lieu étouffant de la serre. Le jardin est souvent clôturé par quatre murs infranchissables et la marche sans but de la jeune veuve dans celui de l’Hôtel d’Estrelle est une fois de plus une marche prisonnière. En conséquence, toute femme ne pouvant agir que de manière détournée, le goût sandien très prononcé pour le masque et les déguisements transformistes (qui offrent la possibilité de l’excès et de la transgression) lui donne, en tant qu’écrivaine, la force idéologique de malmener l’héroïne virginale que toute jeune femme se doit d’être. Devenue cruelle, forte et subversive, l’anti‑héroïne sandienne condamne la société et l’ignorance comme dangereuses ; toute vertu féminine est alors promise à des supplices affreux. À l’angélisme, il lui faut opposer le charnel, à la pureté, le corporel et à la victimisation, l’affirmation de soi qui permet de dénoncer fermement le mécontentement sexuel et métaphysique de toute femme, ce qu’entreprendra avec plus ou moins de succès l’exemplaire Lélia. Selon S. Bernard‑Griffiths, l’euphémisation morale et la survalorisation esthétique servent alors à enluminer l’érotisme sous‑jacent de ces désirs d’aventures et de ces aventures des désirs. George Sand va alors mettre sa plume au service d’un dédoublement féminin possible et souhaité.